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This is quite useless » L’entretien de M. Descartes avec M. Pascal le Jeune
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L’entretien de M. Descartes avec M. Pascal le Jeune

par Jean-Claude Brisville
Actes Sud, 1986.

(…)

DESCARTES. On dirait que pour vous, donner à la création, c’est enlever au Créateur.

PASCAL. Il nous a fait pour lui, et sans lui nous ne pouvons rien.

DESCARTES. Nous pouvons ne pas nous haïr comme vous voudriez que nous le fissions. Il faut s’aimer un peu, me semble-t-il, si nous voulons aimer. Et vous, Monsieur, vous ne cessez de vous combattre et de vous cracher au visage.

PASCAL. Je n’aime que le Christ en moi.

DESCARTES. Vous l’aimez en vous déchirant, en immolant votre raison et votre liberté. Vous ne l’aimez qu’en vous faisant peur à vous-même. Étrange amour.

PASCAL (bas). Je ne peux pas me faire à la condition humaine.

DESCARTES. Oui, tout est là : vous ne consentez pas.

PASCAL. Si je n’avais pas l’espérance… (Un temps.) Quand on s’est vu, des nuits durant, devenir son propre cadavre ? Quand on a respiré sa puanteur ? Quand on a touché à sa boue ?…

DESCARTES. Allons, Monsieur, cessez de vous complaire à votre enterrement. On ne peut passer tout son temps à se détailler sa faiblesse et à gémir sur sa peinture. Je suis pas plus fort que vous, quoi que vous pensiez, et je me garderais de vous donner mon courage en exemple. Eh oui, Monsieur, je suis prudent, et quand je dis prudent… Savez-vous que j’ai travaillé trois ans à un ouvrage où je soutenais l’opinion de Copernic touchant au mouvement de la Terre autour du Soleil ? Or lorsque j’ai appris la condamnation de Galilée pour avoir soutenu la même thèse, j’ai renoncé à publier mon livre. Et cependant, tout comme lui, je suis sûr que la Terre tourne autour du Soleil. Mais cette vérité pouvant être pour moi source d’ennuis, j’ai préféré ne pas la dire.

PASCAL. Je ne vous savais pas si soucieux de votre accord avec l’Église.

DESCARTES. Elle est puissante et soupçonneuse… et je ne suis pas courageux tous les jours.

PASCAL. Cette franchise vous honore.

Un temps.

DESCARTES (se levant, imité par Pascal). Nous n’avons plus que peu de temps. Je m’apprête au départ, et il serait fâcheux de nous quitter sans nous être rien dit. Il y aurait, je crois, mieux à faire. (Descartes invite Pascal à se rasseoir, puis il va prendre sur la cheminée, une liasse de feuillets qu’il pose sur la table.) Si quelqu’un peut mener à bien ce que j’ai commencé, c’est vous, Monsieur, et rien que vous. De tous les hommes de ce temps. Je sais que vous ne faites pas grand cas de votre intelligence, et avec quel acharnement vous essayez de l’abaisser. C’est à elle pourtant que j’en appelle. Elle peut relayer la mienne et vous mener où je n’aurai sans doute pas le temps de parvenir. (Un temps.) Il ne me suffit pas de croire : je veux savoir. Serait-ce un péché à vos yeux ?

Un temps.

PASCAL (bas et d’un ton pathétique). Monsieur, je suis dans une ignorance terrible, et cette partie même de moi qui pense ce que je dis ne se connaît non plus que le reste. Je ne vois que des infinis qui m’enferment comme un atome, et de moi je sais seulement que je ne suis ici qu’une ombre sans retour et de peu de durée.

DESCARTES. Un homme de votre valeur, de votre qualité, ne devrait pas mettre tout son génie au service de son effroi. J’irai plus loin : je me suis demandé parfois, vous entendant parler, s’il n’y avait pas du système dans en votre désolation, et je vous verrais volontiers, dès que vous vous mettez à la philosophie, reprendre en vous frottant les mains le fil de vos gémissements.

PASCAL (se levant). Si vous me voyez sous ces traits, c’est que je n’ai pas su me faire connaître de vous. Mais mon talent a sa limite : je ne peux la pousser plus loin. (Un temps.) Nous ne nous appartenons pas, et nous ne sommes pas d’ici.

DESCARTES. Notre intelligence est à nous. Le Créateur nous en a donné la gérance. Une dernière fois, j’en appelle au pouvoir de votre esprit. Employez-le. Appliquez-le aux sciences au lieu de le combattre.

PASCAL. Il ne m’a jamais fait que toucher le fond de mon ignorance.

DESCARTES. Et pourtant vous savez que l’univers est fonction de la mesure et du nombre. Espace et temps sont liés… oui, liés dans le mouvement. Et l’on peut calculer le mouvement.

PASCAL. On le peut.

DESCARTES. Accepteriez-vous de travailler à partir de cette certitude ?

PASCAL. Et à quoi parviendrais-je ? A une équation ? Ne me faites pas rire.

DESCARTES. A une équation, en effet. A une équation où viendraient s’éclairer en se fondant toutes les lois de l’univers. N’est-ce donc rien, cela ?

PASCAL Ce tout vers quoi j’aspire est au-delà de la mathématique. (Un temps.) Il se fait tard. Je vous ai pris beaucoup de temps et je vous ai déçu. Pardonnez-moi. Je n’entends plus le langage des nombres, et il me faut une réponse.

DESCARTES. Il vous faut surtout la chercher, et la chercher en gémissant.

PASCAL. Souffrir mène où je vais.

DESCARTES. Je préfère trouver joyeusement — ou du moins essayer. (Descartes va vers Pascal et lui serre la main.) Adieu, Monsieur. Nous ne pouvions rien nous donner, mais je ne vous oublierai pas.

PASCAL. Nous nous retrouverons peut-être.

DESCARTES. Ici, j’en doute. Il fait grand froid chez la reine des neiges.

Après une hésitation, Pascal sort. Un temps. Descartes élève lentement la bougie à hauteur de son visage — et la souffle.

Rideau.