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This is quite useless » Je meurs comme un pays
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Je meurs comme un pays

de Dimìtris Dimitriàdis, lecture à l’Espace Éclair, par Jacques Roman et Delphine Horst.

(…) «… Je hais ce pays. Il m’a dévoré les entrailles. Je t’écris à toi parce que nous désirions ensemble que ces entrailles soient fécondes, et ce désir nous a unis pendant des nuits et des nuits… et à d’autres heures du jour, quand un miracle soudain nous faisait oublier la terreur qui courait dans les rues comme dans nos veines… les bulletins d’informations de cauchemar qui nous empêchaient même de nous regarder… lus par des présentateurs totalement fous… les hurlements qui couvraient jusqu’aux sirènes des ambulances… Jamais je n’aurais cru que la voix humaine puisse atteindre de telles hauteurs… être si insondable… s’imposer au point de tout bouleverser… Enfin, je n’ai jamais pu m’habituer aux humains, mais c’est là une autre de mes infirmités. Maintenant je me dépêche de te dire certaines choses et ces mots seront les derniers que tu recevras de moi. Je hais ce pays. Il m’a dévoré les entrailles. Dévoré. Je le hais. Oui, je le hais, je le hais. Une femme ne peut pas vivre avec de telles entrailles en elle. Plus j’y pense, plus j’ai envie de me vomir. Je me sens comme du vomi. J’en suis peut-être. Une femme… ce n’est pas comme un pays qui met en valeur ses ruines, ses tombes… les brade contre des devises… qui en vit. Moi je ne veux pas être un pays. Je ne suis pas un pays. Je ne veux pas être ce pays. Ce pays est nécrophile, gérontophile, coprophile, sodomite, putain, maquereau, assassin. Moi je veux être la vie, je veux vivre, je voudrais vivre, je voudrais pouvoir vivre, je serais heureuse maintenant si je voulais vivre… mais ce pays ne me laisse pas vouloir, ne me laisse pas être la vie, donner la vie. Comme un cancer il a dévoré mes seins, mon cerveau, mes boyaux, il a roulé toutes ses pierres dans mes reins et les a dévastés, il a souillé toutes les sources par où devait couler mon lait, il a rassemblé toute sa terre dans mes veines et m’a pourri le sang, il s’est posé tout entier sur mon cœur et l’a ravagé à coups d’infarctus et d’embolies, toute loi étant un infarctus, toute institution une embolie, ses coutumes m’ont démoli les poumons, son histoire me fait trembler sans arrêt tout entière comme si j’avais un parkinson, sa civilisation m’a exténuée, m’a défoncée, je n’en peux plus, sa position géographique est mon asthme, sa configuration tantôt s’allonge sur mon corps comme un zona géant et me rend folle, tantôt prend la forme d’un râteau qui se plante dans mes yeux, d’une énorme aiguille qui me perce le crâne, d’un rocher qui pend au bout de mes cheveux et m’entraîne dans une mer de larmes… et je sens toujours son joug sur ma nuque, ma langue est toujours nouée par son bégaiement, j’ai des sueurs froides en voyant sa vulgarité… son attachement à ses fantômes, ses faux-fuyants, ses plagiats, sa cervelle bloquée, ses cadavres, ses cercueils, ses crimes…

Ce pays est notre peste. Il nous tuera, nous liquidera. Comment échapper ? Il boit notre sang. Il ne me laisse même plus dormir, il m’a volé mon sommeil. Comment vivrai-je sans sommeil ? Nous ne vivrons pas… tout le sperme de tous les hommes de la terre ne pourrait pas ranimer ce creux de mon corps d’où part la vie humaine… Tu as vidé toute ta vie en moi mais tu m’as laissée sans vie… Toi non plus tu ne peux pas. Tu m’as ensemencée mais ta semence ne fécondera jamais, votre semence ne peut plus féconder… plus jamais la vie ne sortira de nous… Salaud de pays. Je ne souhaiterais qu’une chose, l’avoir devant moi et l’égorger de mes propres mains. Mon Dieu, si je pouvais le tuer ! Il est parvenu à ce que ses tueurs atteignent nos matrices et les creusent comme des tombeaux, les porcs, ah les porcs, c’est tous des porcs, par quel bout que je commence, tous des tueurs, tous, à cause d’eux je ressens le besoin du plus grand des crimes, d’un massacre sans fin, sans fin… ah, comment résistons-nous ici, comment ne sommes-nous pas encore devenus fous avec ce chien, ce garrot, ce strangulatorium, cette potence… avec ses égorgeurs officiels qui font des discours officiels dans des cérémonies officielles devant d’autres égorgeurs officiels… Chacun de ses pores est un stylet, chacun de ses coins un poignard, chaque millimètre de sa peau un piège, il est couvert de gluaux de mort et de couteaux tranchants, ce repaire d’assassins, d’escrocs, d’imbéciles, ce refuge de baiseurs lâches et de souteneurs impuissants, il nous fourre la tête dans sa merde, nous donne des coups de pied furieux dans les couilles, tu nous écrabouilles, salope, tu nous vides, nous ravages, nous divises, nous étrangles, tu nous condamnes, tu nous tues, fumier, vendue, ordure, pouilleuse, empoisonneuse, nœud de vipères, chienne, bohémienne incestueuse, qui ne fais que tout singer, que jacasser, calamité, diablesse, oiseau de malheur, je ne te supporte plus, je ne la supporte plus, la tueuse, l’infanticide, la tordue, la pestiférée, la boiteuse, la bigleuse, la poissarde, la vieille bique, la sale vieille, qu’il aille se faire voir, je ne peux plus rien supporter de lui, plus rien, plus rien, je le hais, je le hais, je le hais, ah, ah, je te hais, je te hais, je te hais, je te hais, je vais mourir, monstre, et je te haïrai toujours, oui, la haine bouillonne en moi, je veux écrire des hymnes contraires à ceux qu’on a écrits jusqu’à présent sur lui, le fusiller à chaque mot et l’enterrer comme un chien de mes propres mains… Je ne suis plus femme… Et toi, tu n’es plus un homme… Il nous a tout pris… Mais que restera-t-il de lui sans nous ? Que sera-t-il quand il ne restera plus rien de nous ?… Sa terre a pris ma forme… Mon corps a désormais ses dimensions… J’ai en moi son destin… Je meurs comme un pays…»