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This is quite useless » Quelques notes sur le sommeil
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Quelques notes sur le sommeil

de Jean Ferry, extrait de Le mécanicien et autres contes.

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AUX FRONTIÈRES DU PLÂTRE
(Quelques notes sur le sommeil.)

– Elle me réveillait, je l’ai assassinée…

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Les dormeurs sont de mauvais morts, ceux qui les réveillent de bons vivants.

Un homme qu’on réveille est en état de légitime défense.
Un homme qui rêve ne dort pas. On ne peut pas tout faire à la fois.

On ne monte jamais dans le sommeil, toujours on y tombe, on s’y enfonce. C’est une sombre maison profondément creusée dans le sol. Heureux ceux qui ont loué le dernier étage, le plus bas, où personne ne peut venir les déranger. Les fenêtres s’ouvrent vers l’intérieur, et la terre noire colle aux vitres. Au centre de l’appartement, isolée après des couloirs sans fin, la chambre à dormir. Le lit est dans un creux, on y pénètre par un trou d’homme, comme dans un sous-marin. Un silence à couper au diamant tourne lentement en rond, engluant les oreilles, les poumons. Oui, ce n’est pas l’air des jours, de tous les jours, le vôtre en particulier.

Écrasé contre la terre, l’homme qui dort, par une étrange osmose, en prend certaines qualités, se minéralise. Un homme nu qui dort manque rarement de ressembler à une statue. Il est en pierre, ou en glaise. Un sang plus blanc coule dans ses veines. On nous a expliqué que le sommeil est une asphyxie. Une pétrification plutôt.

Pourquoi donc une des plus sinistres fripouilles de l’histoire, l’homme qui a saigné, appauvri, terrorisé, enchaîné, ridiculisé la France notre Patrie (anciennement la Gaule), est-il de la part de chaque Français (sans parler des étrangers), l’objet d’une vénération dévote ? C’est parce qu’il ne dormait jamais. Napoléon ne dormait pas. Quel génie ! Travaille bien, mon enfant, peut-être que toi aussi, un jour, tu ne dormiras pas non plus.
O rage ! O tristesse affreuse ! L’Homme a inventé le saint, et il veut être un saint à tout prix, par tous les moyens. Tout, pourvu qu’il ne soit plus un homme sur la terre, vivant une vie d’homme.
Le culte du saint et celui du héros ont à eux seuls exercé plus de ravages sur l’humanité que l’alcoolisme et la syphilis réunis.

Les majeures contraintes sociales, les premières que se devra de fracasser l’avenir : le réveille-matin et la guillotine. Deux accessoires à peu près identiques qui se complètent d’ailleurs. Celui qui vient réveiller le condamné à mort a lui-même été réveillé par un réveille-matin. Donc, sans réveille-matin, pas de guillotine. En outre, si chacun dormait à son gré, il n’y aurait plus de crimes. Imaginons toute l’humanité se levant un matin, ayant assez dormi. Quel grabuge ! Quel système social y résisterait !

L’Ange du Bizarre ayant changé en réveille-matin le tonneau qui lui sert de boudouille, se fait pour moi, capéador. Aveuglé, abruti, désespéré, les membres rompus, un masque de colle sur la face, deux crochets de fer rouge dans les narines, je fonce et trébuche dans le leurre qu’il me présente : un drap blanc sur lequel se dessinent vaguement les chiffres d’un cadran.

On s’imagine mal un homme qui serait satisfait qu’on le qualifiât en public de « bon ». (Je n’entends pas « bon » dans son sens le plus courant de synonyme à « idiot ». Je l’entends dans le sens de « bon ». Exemple : l’homme est né « bon ».) Les romanciers n’ont jamais perdu leur temps à raconter l’histoire d’un homme bon. Seuls, quelques personnages de Dickens, et en particulier les frères Cheeryble (Nicholas Nickleby), sont intégralement bons, ce qui leur confère un aspect irréel gênant jusqu’à l’obscénité. Je pense que tout le monde a oublié les frères Cheeryble, les seuls hommes bons de la littérature mondiale, et que personne ne tient à savoir comment je les vois. Et cependant, ils ne peuvent être qu’affreusement albinos, avec des pellicules dans le cou. De leurs bons yeux rouges coulent sans cesse de grosses larmes laiteuses qui glissent sur la laine poisseuse de leurs gilets. Autour d’eux flotte un léger et vomitif fumet, l’odeur même de leur bonté. Ils m’ont serré la main avec bonté, une nuit sur le pont d’un cargo charbonnier, dont le château arrière était un petit temple grec pur et net. Derrière les colonnes du portique allaient et venaient des fauves imprécis, mais dangereux.
L’irritation de l’homme à s’entendre qualifier de « bon », surtout en public, est juste, et ne surprend personne.
Ceci admis, imaginons l’expérience suivante, à vos yeux, cependant moins dangereuse.
Devant un grand nombre de personnes, et de préférence en présence de la femme qu’il adore et convoite rageusement, dites à l’homme : « Je vous ai vu dormir cette nuit. Quel bon sommeil ! Comme vous dormiez bien ! Ah, on peut dire que quand vous dormez, ça n’est pas pour rire ! »
Qu’arrivera-t-il ? Cet homme se sentira encore plus férocement blessé que si vous l’aviez traité de bon. Eut-il partagé avec vous le pain amer de l’exil ou les dangers étouffants d’une expédition spéléologique, cet homme est désormais votre ennemi. Il vous pourchassera à jamais de sa haine empoisonnée. Évitez les rues désertes, n’ouvrez qu’avec prudence les paquets inconnus, méfiez-vous des bougies roses aux fumées lourdes. Expatriez-vous, si vos moyens vous le permettent. Et encore, là-bas, prenez garde aux marchands de cartes transparentes à Suez, au porteur d’eau des écluses de Gatun, au liftier du Taj-Mahal, au berger des lamas.
L’homme n’aura de repos qu’il n’ait abattu celui qui l’a vu bien dormir.
Pourquoi ?
Parce que l’homme ne veut pas dormir, parce que l’homme ne veut pas avoir sommeil. Si l’Eglise avait placé le principal renoncement en l’abstinence du sommeil, au lieu de la mettre un peu plus bas, la terre ne serait plus qu’une vaste chapelle. L’Eglise, pour une fois, se serait rencontrée avec le vœu secret de chacun. L’homme a honte de son sommeil, il refuse d’avoir dormi.
Le sommeil, après l’amour, est l’entreprise la plus vivement combattue par la société tout entière. La vue du dormeur irrite l’homme, lui rappelant que lui aussi est un dormeur et qu’avant douze heures lui aussi succombera.
Ce dormeur vous échappe. Le prisonnier qui dort sans rêve est plus libre que le geôlier qui, les clefs à la ceinture, les yeux brûlants de sommeil, arpente les corridors de la prison, et va d’une cellule à l’autre, pareil en tout au ver qui chemine de caverne en caverne dans un morceau de gruyère. Quelle obscurité profonde doit régner au centre de la bulle d’air captive au cœur d’une meule de gruyère de cinq cents kilos !
Attention ! Sans rêves ! l’homme qui rêve n’est plus un mort vivant conscient de sa mort. Il rêve, il vit, peut-être vit-il la vraie de ses deux vies, mais c’est la vie, et on ne voit pas ce qui lui manque pour ressembler à l’homme éveillé qu’il sera tout à l’heure. Par le rêve, la vie se prolonge et dégrade affreusement le sommeil. Voilà de nouveau l’homme livré aux bêtes, au froid, à l’interprétation psychanalytique, à la mise en page, aux regrets, à la poésie en un mot.
Il y a sommeil sans rêves, qu’on le veuille ou non. Un sommeil inexploitable, qui met cosmiquement l’homme à sa vraie place dans le monde.
L’homme est un tournesol. Voilà la grande évidence inaperçue. Ceci dit, tout le reste va de soi.
Prenons l’homme à midi. Il est debout. Au-dessus de sa tête, il y a le soleil. Je ne dis pas que cet homme ne voudrait pas pour l’éternité garder cette attitude, mais je n’y peux rien, ce n’est pas moi qui ai arrangé toute cette histoire, ce n’est pas comme ça que ça se passe. Bientôt, la terre ayant tourné (ou le soleil, le point n’est pas encore parfaitement éclairci), l’homme n’est plus d’accord. Il continue à vivre debout, mais sa tête suit le soleil comme l’aiguille l’aimant. Bientôt le soleil est sous l’horizon. C’est fini. Tous les efforts que fera l’homme pour maintenir sa tête au-dessus de la ligne de cet horizon, en-dessous duquel s’enfonce le soleil, seront des efforts contre nature. Bon gré, mal gré, l’homme s’allonge sur le sol pour soulager sa tête pesante que le soleil tire, tire de l’autre côté de la terre. Qu’il reste debout, s’il l’ose. Il sentira à travers tout son corps, jusqu’à son cerveau, l’irrésistible attraction qui ne se dissipera qu’avec l’aube. Mais alors, son corps, fatigué de la lutte, cédera au mauvais sommeil du jour, au sommeil creux et tourmenté, au sommeil illégal, au sommeil de celui qui défend son sommeil contre le soleil.
Peut-être n’avons-nous pas à savoir ce qui se passe la nuit. C’est pourquoi il est si facile d’être poète en parlant de la nuit, monde inconnu. Et les poètes ne se sont pas privés d’exploiter largement ce riche filon. Dormez tranquillement, pour vous nous explorerons les nuits des maléfices, de l’amour, de la révolte, ont dit les poètes, et aux rives de cette île mystérieuse, ils ont abordé en parvenus, en conquérants, ravageant tout sur leur passage, épuisant sans souci de l’avenir d’immenses mines de rêves.
Mais à nous, il nous reste encore quelques nuits noires ; dans leurs ténèbres, ils n’ont rien voulu, rien su voir. Des nuits d’encre épaisse. Dans leur chaud duvet comme dans leurs banquises glacées, nous nageons à l’aise, frôlant au passage des récifs de nuit connus de nous seuls, caressant les poissons de nuit du sommeil, familiers et noirs dans le noir des chambres noires tout obscurcies d’étoiles noires.