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This is quite useless » De Profundis
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De Profundis

« Les dieux m’avaient presque tout donné. Mais je me laissai leurrer et m’accordai de longues périodes de repos insensé et sensuel. Je m’amusai à faire le flâneur, le dandy, l’homme à la mode. Je m’entourai de petits caractères et d’esprits mesquins. Je devins le prodigue de mon propre génie et j’éprouvai une joie bizarre à gâcher une éternelle jeunesse. Las d’être dans les hauteurs, je descendis délibérément dans les profondeurs à la recherche de sensations nouvelles. Ce qu’était pour moi le paradoxe dans la sphère de la pensée, la perversité le fut dans la sphère de la passion. Le désir, à la fin, fut une maladie, ou une folie, ou tous les deux. Je devins insouciant de la vie des autres. Je pris mon plaisir où il me plut, et passai. J’oubliai que chaque menue action quotidienne forme ou déforme le caractère et que, par conséquent, ce qu’on a fait dans le secret du cabinet on devra quelque jour le crier sur les toits. Je cessai d’être le maître de moi-même. Je ne fus plus le capitaine de mon âme et je l’ignorai. Je permis au plaisir de me dominer et j’aboutis à une horrible disgrâce. Il ne me reste plus à présent qu’une chose : l’humilité absolue. »

« C’est la dernière chose qui me reste, et la meilleure ; c’est l’ultime découverte à laquelle je sois parvenu, le point de départ d’un développement nouveau. Elle est venue du dedans de moi-même, ainsi sais-je qu’elle est venue au bon moment. Si quelqu’un m’en avait parlé, je l’aurais rejetée. Comme je l’ai trouvée moi-même, je tiens à la garder. Il faut que je la garde. C’est l’unique chose qui a en elle les éléments de la vie, d’une vie nouvelle, une Vita Nuova pour moi. Entre toutes choses, elle est la plus étrange ; on ne peut l’acquérir qu’en renonçant à tout ce qu’on a. C’est seulement quand on perdu toutes les autres choses qu’on sait qu’on la possède. »

« Je savais que l’église condamnait l’accidia, mais cette idée me paraissait absolument fantastique, tout juste, me disais-je, le genre de péché qu’inventerait un prêtre qui ne saurait rien de la vie réelle. Je ne pouvais pas non plus comprendre pourquoi Dante, qui dit que « la douleur nous remarie à Dieu », était si dur envers les enamourés de la mélancolie, s’il en existait véritablement. Je ne soupçonnais pas que cela deviendrait un jour l’une des plus grandes tentations de ma vie. »

« Je vois à présent que, la douleur étant la suprême émotion dont l’homme soit capable, elle est à la fois le type et le modèle de tout grand art. Ce que l’artiste recherche toujours est le mode d’existence dans lequel l’âme et le corps sont un et indivisibles, dans lequel l’extérieur est l’expression de l’intérieur, dans lequel la forme est une révélation. »

« A présent, il me semble que l’amour, de quelque genre qu’il soit, est la seule explication possible de la somme extraordinaire de souffrance qu’il y a au monde. Je ne puis concevoir aucune autre explication. Je suis convaincu qu’il n’en est pas d’autre et si vraiment, comme je l’ai dit, le monde a été bâti avec la douleur, il l’a été par les mains de l’amour, parce que l’âme de l’homme pour qui le monde fut fait ne pouvait d’aucune autre façon atteindre la pleine stature de sa perfection. »

« Cette Vie Nouvelle, comme à cause de mon amour pour Dante j’aime à l’appeler parfois, n’est vraiment pas une vie nouvelle, mais simplement la continuation par développement et évolution de ma vie première. »

« Je vois un rapport bien plus intime et immédiat entre la vraie vie de Christ et la vraie vie de l’artiste, et j’éprouve un vif plaisir à songer que longtemps avant que la douleur ait fait siens mes jours et m’ait lié à son char, j’avais écrit, dans The Soul of Man, que celui qui voudrait mener une vie semblable à celle de Christ devrait être entièrement et absolument lui-même »

« Ni dans Eschyle et Dante, ces maîtres austères de la tendresse, ni dans Shakespeare, le plus purement humain de tous les grands artistes, ni dans l’ensemble des mythes et des légendes celtiques où la beauté du monde transparaît sous une brume de larmes et où la vie d’un homme n’est pas plus que la vie d’une fleur, il n’y a rien qui, pour la simplicité d’émotion unie à la sublimité de l’effet tragique, égale ou même approche le dernier acte de la passion du Christ. »

« Et par-dessus tout, Christ est le plus suprême des individualistes. L’humilité, comme l’acceptation artistique de toutes les expériences, est simplement un mode de manifestation. C’est l’âme de l’homme que le Christ cherche toujours à atteindre. Il l’appelle « le royaume de Dieu » et la trouve en chacun de nous. Il la compare à de petites choses, à une menue semence, à une pincée de levain, à une perle. C’est parce qu’on ne saisit la réalité de son âme qu’en se débarrassant de toutes les passions étrangères, de toute culture acquise, de toutes les possessions extérieures, qu’elles soient bonnes ou mauvaises. »

« Il est tragique que si peu de gens « possèdent leur âme » avant de mourir. « Rien, dit Emerson, n’est plus rare dans un homme qu’un acte qui soit de lui. » C’est absolument vrai. La plupart des gens sont d’autres gens. Leurs pensées sont les opinions de quelque autre, leurs vies une parodie, leurs passions une citation. »

« Mais partout où se produit un mouvement romantique en art, là d’une façon et sous une forme quelconque, se trouve Christ ou l’âme du Christ. Il est dans Roméo et Juliette, dans le Conte d’Hiver, dans la poésie provençale, dans la Ballade de l’Ancien Marin, dans la Belle Dame sans merci et dans la Ballade de Charité, de Chatterton. »

« C’est ce caractère imaginatif de la nature de Christ qui fait de lui ce centre palpitant du romantique. Les étranges figures du drame poétique et de la ballade sont créées par l’imagination des autres, mais c’est par sa propre imagination que Jésus de Nazareth s’est entièrement créé. »

« [Christ] fut le premier qui ait jamais dit aux hommes de vivre comme les fleurs, et il a fixé la phrase. Il prit les enfants comme type de ce que l’homme devrait essayer de devenir. Il les offrit en exemple à leurs aînés, ce que j’ai toujours pensé devoir être le principal usage des enfants, si ce qui est parfait peut avoir un usage. Dante décrit l’âme de l’homme comme venant de Dieu « pleurant et riant comme un petit enfant », et Christ aussi avait vu que l’âme de chacun de nous devrait être a guisa di fanciulla che piangendo e ridendo pargoleggia. Il sentit que la vie était changeante, fluide, active, et que lui permettre de se stéréotyper en une forme quelconque était la mort. »

« Mais il ne pouvait supporter les gens stupides, spécialement ceux qui sont rendus stupides par l’éducation : les gens qui sont pleins d’opinions dont ils ne comprennent même pas une seule — type particulièrement moderne, résumé par Christ quand il le dépeint comme le type de celui qui possède la clef de la connaissance et qui, incapable de s’en servir lui-même, interdit aux autres de s’en servir, bien qu’elle puisse peut-être ouvrir la porte du royaume de Dieu. »

« Certes, il faut que le pécheur se repente. Mais pourquoi ? Pour cette simple raison qu’autrement il serait incapable de se rendre compte de ce qu’il a fait. Le moment de la repentance est le moment de l’initiation. Plus que cela : c’est le moyen par lequel on change son passé. Les Grecs croyaient cela impossible. Souvent ils disent dans leurs aphorismes gnomiques : « Les Dieux même ne sauraient changer le passé. » Christ prouva que le plus ordinaire pécheur peut le faire, que c’était l’unique chose qu’il pût faire. Si on le lui eût demandé, Christ, j’en suis certain, aurait dit que l’instant où le fils prodigue tomba à genoux et pleura, il fit de ses débauches, de son avilissement et de sa dégradation des moments beaux et saints dans sa vie. »

« Un homme dont le désir est de devenir autre chose que lui-même, d’être membre du Parlement, épicier qui s’enrichit, ou avocat fameux, ou juge, ou quelque chose d’également ennuyeux, réussit invariablement à devenir ce qu’il veut être. C’est là son châtiment. Ceux qui veulent un masque ont à le porter.
Mais avec les forces dynamiques de la vie et avec ceux en qui ces forces s’incarnent, c’est différent. Les gens dont le désir est uniquement d’être eux-mêmes ne savent jamais où ils vont. Ils ne peuvent le savoir. En un sens du terme, il est nécessaire naturellement de se connaître soi-même, comme l’a dit l’oracle grec ; c’est là le premier pas de la connaissance. Mais reconnaître que l’âme d’un homme est inconnaissable, c’est le résultat ultime de la sagesse. Le mystère final réside en soi-même. »

« Entre mon art et le monde, il y a maintenant un vaste gouffre, mais entre l’art et moi-même, il n’y en a pas, tout au moins, je l’espère. »

« Nous sommes les bouffons de la douleur, nous sommes des clowns dont les cœurs sont brisés. Nous sommes spécialement désignés pour être les cibles de l’humour. Le 13 novembre 1895, je fus de Londres amené ici. Ce jour-là, de deux heures à deux heures et demie, il me fallut rester sur le quai central de la gare de Clapham Junction, en uniforme de prisonnier et les menottes aux poignets, en spectacle pour le monde. On m’avait sorti de l’infirmerie sans me donner un moment de répit. De tous les objets imaginables, j’étais le plus grotesque. En me voyant, les gens se mettaient à rire. Chaque train venait grossir le cercle des curieux. Rien ne pouvait surpasser leur amusement. Ce fut cela, naturellement, tant qu’ils ne surent pas qui j’étais. Aussitôt qu’ils en furent informés, ils rirent de plus belle. Pendant une demi-heure, je restai là sous la pluie grise de novembre, entouré d’une foule qui me bafouait.
Pendant un an après qu’on m’eût fait cela, tous les jours à la même heure je pleurai pendant le même espace de temps. Ce n’est pas une chose aussi tragique qu’elle vous le paraît peut-être. Pour ceux qui sont en prison, les larmes font partie de l’expérience quotidienne. Une journée en prison pendant laquelle on ne pleure pas est une journée pendant laquelle le cœur est dur et non une journée pendant laquelle le cœur est heureux. »

« Des gens avaient coutume de dire de moi que j’étais trop individualiste. Maintenant, bien plus que jamais, il me faut être individualiste. Il me faut extraire de moi-même beaucoup plus que je n’en ai tiré jusqu’ici et exiger du monde beaucoup moins que je ne lui ai jamais demandé. Ma ruine, vraiment, ne vient pas d’un trop grand individualisme, mais de trop peu. »

« En sublimité d’âme, il n’y a pas de contagion. Les hautes pensées et les grandes émotions sont isolées par leur existence même. »

« Je tremble de plaisir quand je songe que, le jour où je serai libre, le cytise et le lilas seront en fleurs dans les jardins et que je verrai le vent agiter d’une frissonnante beauté l’or balancé de l’un et pencher les panaches pourpres pâle de l’autre, de sorte que l’air sera pour moi comme les parfums de l’Arabie. »

« La société, telle que nous l’avons constituée, n’aura aucune place pour moi et n’en a aucune à m’offrir ; mais la Nature, dont les douces pluies tombent aussi bien sur les justes que sur les injustes, aura dans les rochers des fentes où je me cacherai, et des vallées secrètes dans le silence desquelles je pleurerai sans être distrait. Elle accrochera des étoiles aux parois de la nuit pour que je marche sans trébucher dans les ténèbres, et elle enverra le vent souffler sur l’empreinte de mes pas afin que personne ne me pourchasse à mort : elle me nettoiera dans ses grandes eaux et m’assainira avec ses herbes amères. »

Oscar Wilde,
De Profundis, 1897.