Épuisé, c’est-à-dire, lorsque le puit est vidé de son contenu, lorsque l’énergie courante est consommée — et au-delà du carrefour qui dit : insiste ou renonce — est la possibilité de ce qu’Artaud appelait l’infini des survies. Le seau que nous plongeons dans l’obscurité pour en tirer de l’eau, touche la terre, creuse la terre, creuse… plus loin. Rêve la terre sous forme liquide, transmute. D’autres ressources se cherchent, et, se cherchant, se constituent. Les risques sont plus nombreux, de tomber sur une poche de gaz, de provoquer un effondrement de strates, et les risques personnels, l’irritabilité provoquée par la soif et la faim, la fatigue, l’envie de se détourner.
Il serait intéressant de qualifier ainsi le cyborg : un être épuisé, selon cette esquisse. Cyborg entendu au sens large, cyber-organique, le principe d’une gouvernance des organes, tant internes qu’externes, avec les mesures qui s’imposent, et celles, parmi les circonstances, qui peuvent être détournées ou transformées. Artaud, Spinoza, Harraway, Deleuze entre autres. Corps sans organes, possibilités et puissance du corps parmi les corps, cyborg mental, concrétions physiologiques et feedback. Âme. Ghost.
Lorsque le corps est épuisé, lorsque le mental ne fait plus obstruction, lorsque les muscles sont rassis, une clarté étrange s’empare de nous.
Un extrait de Tchouang-Tseu, développé ainsi par Jean-François Billeter :
Lorsqu’il [le cuisinier] a commencé à pratiquer son métier, explique-t-il au prince, « il voyait tout le bœuf devant lui ». Il se sentait impuissant devant l’objet qui s’opposait à lui de toute sa masse. Puis cette opposition initiale du sujet et de l’objet s’est modifiée. Après trois ans d’exercice, « il ne voyait plus que certaines parties du bœuf », dit-il, celles dont le découpage exige le plus d’attention. Il était devenu plus habile, il avait commencé à vaincre la résistance de l’objet, il avait désormais moins conscience de l’objet que de sa propre activité. Puis le rapport s’est transformé tout à fait : aujourd’hui, dit-il au prince, « je trouve le bœuf par l’esprit sans plus le voir de mes yeux. Mes sens n’interviennent plus, mon esprit agit comme il l’entend et suit de lui-même les linéaments du bœuf. » Son adresse et son expérience sont maintenant telles que le bœuf ne lui offre plus aucune résistance et n’existe donc plus pour lui en tant qu’objet. Cette abolition de l’objet va de pair avec celle du sujet. Le cuisinier est si complètement engagé dans l’action qu’il « trouve le bœuf par l’esprit sans plus le voir de ses yeux », dit le texte. Dans la logique de la progression que je viens d’esquisser, « l’esprit » (chen) ne peut être que l’activité parfaitement intégrée de celui qui agit. Quand une synergie si complète se produit, l’activité se transforme et passe à un régime supérieur. Elle semble s’émanciper du contrôle de la conscience et n’obéir plus qu’à elle-même.
Remarques :
– Cela est valable pour les relations entre êtres humains, qui demandent elles aussi expérience et adresse. Elles peuvent être conduites avec esprit.
– Il est fréquent que l’épuisement aille de pair avec une lutte contre soi, contre la santé « normale », et, à un autre niveau, contre la conscience. Comme souvent, c’est une question de dosage.
- La « conscience » (proprioception) plus forte des cyborgs à l’égard de leurs organes externes, vaut par extension pour les organes psychiques, sociaux autant que réflexifs (réseaux sociaux for instance, masques, idéaux, motifs).
Critique :
L’image du « détraqué » dans un tel contexte.
La perversion polymorphe.
Post-scriptum :
TU DORMIRAS QUAND TU SERAS MORT.
En même temps, pouvoir dormir n’importe où !!
Les impuretés donnent vie au métal, lui procurant flexibilité et ténacité… les points forts de l’acier de Damas.
Images : Yukito Kishiro, Gunnm, vol. 1 & 3.
