FRIEDRICH NIETZSCHE

 

Fragments posthumes

Recueil non exhaustif sur le nihilisme, la volonté de puissance et la grande politique

(agrémenté de quelques diversions nietzschéennes)

 

 

 

D’après :

 

Fragments posthumes
Textes et variantes établis par G. Colli & M. Montinari
Traduits de l’allemand par : M. Haar & M. B. De Launay pour le t. 11,
J. Hervier pour le t. 12,
P. Klossowski & H.-A. Baatsch pour les t. 13 & 14.

Friedrich Nietzsche — œuvres philosophiques complètes, nrf Gallimard

Dates pour les parutions en langue allemande :

1974 (t. 11), 1974 (t. 12), 1976 (t.13) et 1977 (t. 14)

 

 

Les étoiles (*) indiquent des expressions ou références citées en français par Nietzsche.

Les notes de l'édition C&M sont indiquées en rouge comme suit : /4/.

Le lien auquel elles renvoient et qui n'est pas dynamique se trouve à la fin du fragment où elles se trouvent.

Le texte au format word est disponible "ici".

 

 

 

Tome 11 : Automne 1884 – Automne 1885

 

>>> (37 = W I 6a. Juin – juillet 1885)

 

37 [4]

....Morale et physiologie. — Nous considérons que c’est par une conclusion prématurée que la conscience humaine a été si longtemps tenue pour le degré supérieur de l’évolution organique et la plus surprenante des choses terrestres, voir comme leur efflorescence suprême et leur terme. Ce qui est plus surprenant, c’est bien plutôt le corps : on ne se lasse pas de s’émerveiller à l’idée que le corps humain est devenu possible ; que cette collectivité inouïe d’êtres vivants, tous dépendants et subordonnés, mais en un autre sens dominants et doués d’activité volontaire, puisse vivre et croître à la façon d’un tout, et subsister quelque temps — : et, de toute évidence, cela n’estpoint dû à la conscience. Dans ce « miracle des miracles », la conscience n’est qu’un « instrument », rien de plus, — dans le même sens où l’estomac en est un instrument. La splendide cohésion des vivants les plus multiples, la façon dont les activités supérieures et inférieures s’ajustent et s’intègrent les unes aux autres, cette obéissance multiforme, non pas aveugle, bien moins encore mécanique, mais critique, prudente, soigneuse, voir rebelle — tout ce phénomène du « corps » est, au point de vue intellectuel, aussi supérieur à notre conscience, à notre « esprit », à nos façons conscientes de penser, de sentir et de vouloir, que l’algèbre est supérieure à la table de multiplication. L’« appareil neuro-cérébral » n’a pas été construit avec cette « divine » subtilité dans la seule intention de produire la pensée, la sensation, la volonté. Il me semble tout au contraire que justement pour produire le penser, le sentir et le vouloir, il n’est nul besoin d’un « appareil », mais que ces phénomènes, et eux seuls, sont « la chose elle-même ». Tout au contraire, cette prodigieuse synthèse d’êtres vivants et d’intellects qu’on appelle l’« homme » ne peut vivre que du moment où a été créé ce système subtil de relations et de transmissions et par là l’entente extrêmement rapide entre tous ces êtres supérieurs et inférieurs — cela grâce à des intermédiaires tous vivants ; mais ce n’est pas là un problème de mécanique, c’est un problème moral. Nous nous sommes désormais interdit les divagations qui ont trait à l’« unité », à l’« âme », à la « personnalité » ; de pareilles hypothèses compliquent le problème, c’est bien clair. Et même ces êtres vivants microscopiques qui constituent notre corps (ou plutôt dont la coopération ne peut être mieux symbolisée que par ce que nous appelons notre « corps » —) ne sont pas pour nous des atomes spirituels, mais des êtres qui croissent, luttent, s’augmentent ou dépérissent : si bien que leur nombre change perpétuellement et que notre vie, comme toute vie, est en même temps une mort perpétuelle. Il y a donc dans l’homme autant de « consciences » qu’il y a d’êtres (à chaque instant de son existence) qui constituent son corps. Ce qui distingue ce « conscient » que d’habitude on s’imagine unique, l’intellect, c’est justement qu’il demeure protégé et exclu de ces diverses consciences ; c’est qu’il est un conscience de rang supérieur, une collectivité régnante, une aristocratie, et de ce fait on ne lui présente qu’un choix d’expériences, et d’expériences simplifiées, faciles à dominer du regard et à saisir, donc falsifiées — afin que de son côté il persiste dans ce travail de simplification et de clarification, donc de falsification, et prépare ce qu’on appelle communément un « vouloir », — chacun de ces actes volontaires suppose en quelque sorte l’élection d’un dictateur. Mais ce qui offre ce choix à notre intellect, ce qui a au préalable simplifié, égalisé, interprété les expériences, ce n’est certainement pas ce même intellect, pas plus qu’il n’est celui qui exécute la volonté, qui recueille une représentation pâle, diffuse et extrêmement inexacte de la valeur et de la force, pour en faire de la force vivante et des mesures exactes de la valeur. Et cette même opération qui s’accomplit ici doit se répéter sans cesse à tous les degrés inférieurs, dans la relation de tous ces êtres supérieurs et inférieurs entre eux ; ce même choix, cette même représentation d’expériences, cette façon d’abstraire et de grouper, ce vouloir, cette traduction d’un vouloir toujours très vague en activité définie. Guidés par le fil conducteur du corps, comme je l’ai dit, nous apprenons que notre vie n’est possible que grâce au jeu combiné de nombreuses intelligences de valeur très inégale, donc grâce à un perpétuel échange d’obéissance et de commandement sous des formes innombrables — ou, en termes de morale, grâce à l’exercice ininterrompu de nombreuses vertus. Et comment pourrait-on cesser de parler de morale !... Bavardant ainsi, je m’abandonnai sans bride à mon instinct de pédagogue : car j’étais trop heureux d’avoir quelqu’un qui voulût bien m’écouter. Mais, à ce moment, Ariane perdit patience — la chose se passait lors de mon premier séjour à Naxos — : « Mais monsieur, dit-elle, vous parlez allemand comme un cochon ! — Allemand, dis-je sans me fâcher, rien qu’allemand. Laissez là le cochon, je vous en prie, ma déesse ! Vous sous-estimez la difficulté qu’il y a à dire en allemand des choses subtiles. — Des choses subtiles ! s’écria Ariane indignée ; mais c’est du pur positivisme ! De la philosophie à coups de groin ! Un méli-mélo de concepts, tiré du fumier de cent philosophies ! Où voulez-vous encore nous mener ? » — et disant ces mots elle jouait avec ce fil célèbre qui jadis conduisit son Thésée à travers le labyrinthe. — Et c’est ainsi qu’il apparut qu’Ariane, en fait de culture philosophique, était en retard de deux mille ans.

 

 

>>> (38 = Mp XVI 1a. Mp XVI 2a. Mp XV 2b. Juin – juillet 1885)

 

38 [12]

....Et savez-vous bien ce qu’est « le monde » pour moi ? Voulez-vous que je vous le montre dans mon miroir ? Ce monde : un monstre de force, sans commencement ni fin ; une somme fixe de force, dure comme l’airain, qui n’augmente ni ne diminue, qui ne s’use pas mais se transforme, dont la totalité est une grandeur invariable, une économie où il n’y a ni dépenses ni pertes, mais pas d’accroissement non plus ni de bénéfices ; enfermé dans le « néant » qui en est la limite, sans rien de flottant, sans gaspillage, sans rien d’infiniment étendu, mais incrusté comme une forme définie dans un espace défini et non dans un espace qui comprendrait du « vide » ; une force partout présente, un et multiple comme un jeu de forces et d’ondes de force, s’accumulant sur un point si elles diminuent sur un autre ; une mer de forces en tempêtes et en flux perpétuel, éternellement en train de changer, éternellement en train de refluer, avec de gigantesques années au retour régulier, un flux et un reflux de ses formes, allant des plus simples aux plus complexes, des plus calmes, des plus fixes, des plus froides aux plus ardentes, aux plus violentes, aux plus contradictoires, pour revenir ensuite de la multiplicité à la simplicité, du jeu des contrastes au besoin d’harmonie, affirmant encore son être dans cette régularité des cycles et des années, se glorifiant dans la sainteté de ce qui doit éternellement revenir, comme un devenir qui ne connaît ni satiété, ni dégoût, ni lassitude — : voilà mon univers dionysiaque qui se crée et se détruit éternellement lui-même, ce monde mystérieux des voluptés doubles, voilà mon par-delà bien et mal, sans but, à moins que le bonheur d’avoir accompli le cycle ne soit un but, sans vouloir, à moins qu’un anneau n’ait la bonne volonté de tourner éternellement sur soi-même — voulez-vous un nom pour cet univers ? Une solution pour toutes ses énigmes ? une lumière même pour vous, les plus ténébreux, les plus secrets, les plus forts, les plus intrépides de tous les esprits ? — Cemonde, c’est le monde de la monde de la volonté de puissanceet nul autre ! Et vous-mêmes, vous êtes aussi cette volonté de puissance — et rien d’autre !

 

 

>>> (40 = W I 7a. Août – septembre 1885)

 

40 [55]

Penser que la nature obéit à des lois est une interprétation humaine et humanitaire. Il s’agit en fait de rapports de forces qui s’établissent sans laisser place à quoi que ce soit d’autre, une totale brutalité sans le moindre adoucissement dont en revanche bénéficie la vie organique grâce à la capacité d’anticipation de l’avenir, grâce à la prudence, à la ruse et à l’ingéniosité, bref, grâce à tout ce qui est corollaire de l’esprit. Ce qui règne, c’est le caractère d’absolue instantanéité de la volonté de puissance ; chez l’homme (et déjà au niveau de la cellule) l’établissement des rapports de forces est un processus qui se reconduit perpétuellement lors de la croissance de tous les êtres qui y prennent part — c’est un combat, si l’on s’accorde pour donner à ce mot assez de sens et d’extension pour concevoir aussi que le rapport entre ce qui domine et ce qui est dominé est une lutte, et que la relation entre celui qui obéit et celui qui commande est elle aussi à comprendre comme une résistance.

 

 

 

40 [61]

Pour le plan.

Notre intelligence, notre volonté comme nos sensations dépendent de nos jugements de valeurs : ceux-ci répondent à nos pulsions et à leurs conditions d’existence. Nos pulsions sont réductibles à la volonté de puissance.

La volonté de puissance est le fait ultime, le terme dernier auquel nous puissions parvenir.

(...)

 

 

Tome 12 : Automne 1887 – Mars 1888

 

>>> (2 = W I 8. Automne 1885 – automne 1886)

 

2 [87]

Toute unité n’est unité qu’en tant qu’organisation et jeu d’ensemble : tout comme une communauté humaine est une unité, et pas autrement : donc le contraire de l’anarchie atomiste ; et donc une formation de domination, qui signifie l’Un, mais n’est pas une.

Il faudrait savoir ce qu’est l’être pour décider si ceci ou cela est réel (par ex. « les faits de conscience ») ; de même ce qu’est la certitude, ce qu’est la connaissance et autres choses semblables. — Comme nous ne le savons pas, une critique de la faculté de connaître est dépourvue de sens : comment l’outil pourrait-il se critiquer lui-même, s’il ne peut justement se servir que de soi pour faire cette critique ? Il ne peut même pas se définir lui-même !

si toute unité n’est unité qu’en tant qu’organisation ? mais la « chose » à quoi nous croyons est seulement surinventée, comme foyer pour différents prédicats. Lorsque la chose « agit », cela veut dire : nous considérons toutes les autres propriétés qui s’y rencontrent par ailleurs, mais restent momentanément latentes, comme la cause de ce qu’une propriété particulière se manifeste maintenant : c.-à-d. que nous prenons la somme de ses propriétésx pour causede la propriété x : ce qui est complètement idiot et insensé !

« Le sujet » ou la « chose »

 

2 [143]

A supposer que le monde dispose d’un certain quantum de force, il va de soi que tout déplacement de puissance en un lieu quelconque conditionne l’ensemble du système — donc, à côté de la causalité de succession, il y aurait une dépendance de juxtaposition et de conjonction.

 

 

Tome 13 : Automne 1887 – Mars 1888

 

>>> (9 = W II 1. Automne 1887)

 

9 [35] (27)

1. Le nihilisme un état normal.

Nihilisme : le but fait défaut ; la réponse au « pourquoi ? » fait défaut ; que signifie le nihilisme ? — que les valeurs suprêmes se dévalorisent.

Il est équivoque :

 

A)) Nihilisme en tant que signe de la puissance accrue de l’esprit : en tant que nihilisme actif. Il peut être un signe de force : la force de l’esprit a pu s’accroître de telle sorte que les buts fixés jusqu’alors (« convictions », articles de foi) ne sont plus à sa mesure

— en effet une croyance exprime généralement la contrainte de conditions d’existence, une soumission à l’autorité de circonstances dans lesquelles un être prospère, croît, acquiert de la puissance...

D’autre part un signe de force insuffisante pour pouvoir productivement s’assigner un nouveau but, un pourquoi, une croyance.

Il a atteint son maximum de force relative en tant que force violente de la destruction : en tant que nihilisme actif. Son contraire serait le nihilisme épuisé qui cesse d’attaquer : sa forme la plus célèbre, le bouddhisme : en tant que nihilisme passif.

Le nihilisme représente un état intermédiaire pathologique (pathologique est l’énorme généralisation, la conclusion à une absence totale de sens) : soit que les forces productives ne soient encore assez puissantes ; soit que la décadence * hésite et n’ait pas encore inventé ses remèdes.

 

B)) Nihilisme en tant que déclin et régression de la puissance de l’esprit : le nihilisme passif :

en tant qu’un signe de faiblesse : la force de l’esprit peut être fatiguée, épuisée en sorte que les buts et les valeurs jusqu’alors prévalentes sont désormais inappropriées, inadéquates et ne trouvent plus de croyance —

que la synthèse des valeurs et des buts (sur laquelle repose la puissance d’une culture) se dissout si bien que les différentes valeurs se font la guerre : décomposition

que tout ce qui réconforte, guérit, tranquillise, étourdit, passe au premier plan, sous divers travestissements, religieux, moraux, politiques, esthétiques, etc.

 

2. Présupposés de cette hypothèse

Qu’il n’y a point de vérité ; qu’il n’y a aucune conformation absolue des choses, aucune « chose en soi »

cela même est un nihilisme, et à vrai dire le plus extrême. Il pose la valeur des choses précisément dans le fait qu’aucune réalité ne correspond à cette valeur, mais seulement un symptôme de force chez ceux qui ont institué des valeurs, une simplification aux fins de la vie.

 

9 [38] (28)

l’appréciation de valeur « je crois que ceci et cela est ainsi » en tant qu’essence de la « vérité »

dans les appréciations de valeur s’expriment des conditions de conservation et de croissance

tous nos organes de connaissance et de sensibilité n’ont été développé qu’eu égard aux conditions de conservation et de croissance

la confiance dans la raison et ses catégories, dans la dialectique, soit l’appréciation de valeur de la logique ne prouve que l’utilité de celle-ci pour la vie, démontrée par l’expérience : non pas sa « vérité ».

 

Qu’il faut qu’il y ait une quantité de croyances, à partir desquelles l’on soit en droit de juger, que le doute eu égard à toutes les valeurs essentielles fasse défaut : —

voilà la condition préalable à tout vivant et à sa vie. Donc il est nécessaire que quelque chose soit tenu pour vrai ; non pas que quelque chose soit vrai.

« le monde vrai et le monde apparent » — cette antinomie est ramenée par moi à des rapports de valeur

nous avons projeté nos propres conditions de conservation, en tant que prédicats de l’être en général

qu’il nous faille, pour prospérer, être stables dans notre croyance, de cela nous en avons tiré que le monde « vrai n’est point un monde en transformation et en devenir mais un étant.

 

9 [41] (31)

Qu’est-ce qu’une croyance ? Comment se forme-t-elle ? Chaque croyance est un tenir-pour-vrai.

L’extrême forme du nihilisme serait : que chaque croyance, chaque tenir-pour-vrai est nécessairement fausse : parce qu’unmonde vrain’existe absolument pas. Donc : une illusion de perspective dont l’origine réside en nous-mêmes (pour autant que nous avons besoin continuellement d’un monde étroit, abrégé, simplifié).

— que c’est une mesure de force, du degré où nous pouvons nous avouer à nous-mêmes l’apparence, la nécessité du mensonge, sans en périr.

Dans ce sens le nihilisme, en tant quenégationd’un monde véridique, d’un être, pourrait être une manière divine de penser : — — —

 

9 [43] (33)

....La question du nihilisme « pour quoi ? » procède de la vieille habitude de considérer le but comme posé, donné, exigé de l’extérieur — soit par une quelconque autorité suprahumaine. Après que l’on a désappris d’y croire, l’on cherche tout de même suivant cette ancienne habitude une autreautorité laquelle saurait absolument parler, commander des buts et des tâches. L’autorité de la conscience passe maintenant au premier plan (plus elle s’émancipe de la théologie, plus la morale se fait impérative) : en tant que succédané dédommageant de la perte d’une autorité personnelle. Ou bien c’est l’autorité de la raison. Ou bien l’instinct social (le troupeau). Ou encore la science historique avec un esprit immanent, laquelle a son but en elle-même et à laquelle l’on peut s’en remettre. On aimerait pouvoir tourner la volonté, le fait de vouloir un but, le risque de s’en fixer un soi-même, on aimerait se décharger de toute responsabilité (— on accepterait le fatalisme)

Enfin : le bonheur et, avec quelque tartufferie, le bonheur de la plupart

buts individuels et leur conflit

buts collectifs en lutte avec les buts individuels

Ce faisant, chacun prend parti, également les philosophes.

L’on se dit :    1) un but déterminé n’est guère nécessaire

.......................2) n’est guère prévisible

A l’heure même où la suprême force de volonté serait nécessaire, elle est à son plus faible degré et des plus pusillanimes.

Méfiance absolue à l’égard de la force organisatrice de la volonté pour la totalité.

 

Epoque où toutes les « appréciations de valeur intuitives » passent, successivement, au premier plan, comme si l’on pouvait en recevoir des directives dont on reste autrement privé.

— « pour quoi ? » la réponse est exigée par

1) la conscience

2)l’impulsion au bonheur

3) l’ « instinct social » (grégaire)

4) la raison (« esprit »)
....— uniquement pour n’avoir point à vouloir, n’avoir point à s’imposer soi-même le « pour quoi ».

5) enfin : le fatalisme, « il n’y a point de réponse » mais « cela mène quelque part », « il est impossible de vouloir un pourquoi » avec dévouement... ou révolte... Agnosticisme eu égard au but

6) enfin (la négation en tant que pourquoi de la vie ; la vie en tant que quelque chose qui se conçoit en tant que non-valeur et finalement se liquide.

 

9 [44] (34)

(Pour la troisième digression)

Point de vue principal : que l’on se garde de considérer la tâche de l’espèce supérieure comme si elle consistait à diriger l’inférieure (ainsi que par exemple le fait Comte —) mais bien l’inférieure en tant que base sur laquelle une espèce supérieure vit pour sa tâche propre, — sur laquelle base elle puisse tout d’abord se tenir.

les conditions, dans lesquelles l’espèce forte et noble se conserve (eu égard à une discipline spirituelle), sont l’inverse de celles où se trouvent les « masses industrielles » des boutiquiers à la * Spencer.

Ce qui n’est loisible qu’aux natures les plus fortes et les plus fécondes, pour rendre possible leur existence — oisiveté, aventure, incroyance, débauche même — tout cela, mis à la portée des natures moyennes, les ruinerait nécessairement — ce qui a lieu effectivement. Ici le labeur assidu, la règle, la modération, la ferme « conviction » sont à leur place, — bref les vertus grégaires : grâce auxquelles cette sorte d’homme moyen atteint à la perfection.

Origines du nihilisme :

......1) il manque l’espèce supérieure, c’est-à-dire celle dont la fécondité et la puissance inépuisables maintiennent la croyance en l’homme. (Que l’on songe à tout ce que l’on doit à Napoléon : presque tous les espoirs supérieurs de ce siècle)

2) l’espèce inférieure « troupeau » « masse » « société » désapprend la modestie et gonfle ses besoins en valeurs cosmiques et métaphysiques. De la sorte l’existence tout entière se vulgarise : en effet, pour autant que la masse règne, elle tyrannise les exceptions tant et si bien que celles-ci perdent leur foi en elles-mêmes et deviennent nihilistes

Toutes les tentatives pour imaginer des types supérieursont échoué (« romantisme », l’artiste, le philosophe, contre la tentative de Carlyle pour leur attribuer les suprêmes valeurs morales).

Résistance contre les types supérieurs, en tant que résultat.

Déclin et incertitude de tous les types supérieurs : combat contre le génie (« poésie populaire » etc.). La compassion pour les inférieurs et les souffrants, en tant que critère de l’élévation de l’âme

il manque le philosophe, l’exégète de l’acte, non pas seulement le ré-inventeur poétique

 

9 [48] (37)

Le fait de déterminer entre « vrai » et « faux », de déterminer d’une manière générale des états de choses, est foncièrement différent de l’acte créateur de poser, de former, de structurer, surmonter, maîtriser, vouloir, tel qu’il réside dans l’essence de la philosophie. introduire un sens — cette tâche reste encore absolument à accomplir, admis qu’il n’y réside aucun sens. Il en est ainsi des sons, mais aussi des destins d’un peuple : ils sont susceptibles d’interprétations et de directions les plus différentes vers des buts différents. Un niveau encore supérieur est celui de poser un but en vue duquel il s’agit de façonner les faits, ce qui est l’interprétation de l’acte et pas seulement la réinvention conceptuelle.

 

9 [52] (41)

Le plus courageux d’entre nous n’a pas assez de courage pour ce qu’à proprement parler il sait... Le point même où quelqu’un s’arrête ou ne pense pas encore devoir s’arrêter, là où quelqu’un juge qu’ « ici est la vérité », c’est ce dont décide le degré et la force de son courage : plus en tout cas qu’une quelconque acuité ou hébétude, du regard ou de l’esprit.

 

9 [100] < (69)>

« Espèce » - - -

La progression vers un état supérieur de puissance : les espèces ne sont que des ralentissements relatifs du tempo, indices de ce que les possibilités, les conditions préalables d’un renforcement rapide commencent à manquer ( les espèces ne constituant pas des buts : la dernière chose qui tiendrait à cœur à « la nature » serait la conservation des espèces !!)

 

9 [107] (72)

Développement du pessimisme en nihilisme

Dénaturation des valeurs. Scolastique des valeurs. Les valeurs, séparées en un sens idéaliste, au lieu de dominer et de guider le faire, se retournent contre le faire en le condamnant.

Contraires introduits à la place des degrés et des rangs naturels. Haine de la hiérarchie. Les contraires sont conformes à une époque populacière, parce que plus facilement saisissables

Le monde abject face à un monde artificiellement édifié, « vrai, précieux »

Enfin : on découvre avec quels matériaux l’on a construit le « monde vrai » : et désormais il ne reste plus que le monde abject et on met cette déception sur le compte de son abjection

De ce fait le nihilisme est là : l’on n’a gardé que les valeurs jugeantes — et rien de plus !

Ici se forme le problème de la force et de la faiblesse

1) les faibles s’y brisent

2) les forts détruisent ce qui ne se brise pas

3) les plus forts surmontent les valeurs jugeantes — ce qui au total constitue l’AGE TRAGIQUE

 

Pour la critique du pessimisme

La « prépondérance de la souffrance sur le plaisir » ou l’inverse (l’hédonisme) : ces deux doctrines sont déjà par elles-mêmes des références à (3), nihilistes...

car ici dans les deux cas aucun autre sens dernier n’est posé que celui du phénomène du plaisir ou du déplaisir.

Mais ainsi parle une espèce d’hommes qui n’ose plus poser une volonté, une intention, un sens : pour toute espèce d’hommes saine, la valeur de la vie ne s’apprécie pas purement et simplement selon le degré de ces choses marginales. Une prépondérance de la souffrance serait possible, et nonobstant celle-ci, une volonté puissante, une adhésion à la vie ; un avoir-besoin de cette prépondérance

« La vie ne vaut pas la peine » ; « résignation » « pourquoi les larmes /1/?... » — une manière de penser faiblarde et sentimentale. « un monstre gai vaut mieux qu’un sentiment ennuyeux* /2/ . »

Le pessimisme de ceux qui ont la force d’agir : le « pourquoi ? » après une lutte affreuse, une victoire remportée sur soi-même. Que quelque chose importe cent fois plus que de savoir si nous nous sentons bien ou mal : instinct foncier de toutes les natures fortes — et par conséquent, plus important aussi que de savoir si autrui se sent bien ou mal. Bref, le fait que nous ayons un but pour l’amour duquel l’on n’hésite point à sacrifier des vies humaines, à courir tous les risques, à prendre sur soi tout ce qui est mal et le pire : la grande passion.

 

/1/ « Pourquoi y a-t-il tant de larmes sous la lune ? », début d’un chant très connu au début du XIXe, de Christian A. Overbeck (1755-1821)

/2/ Citation de Voltaire, souvent rappelée par Nietzsche, d’après les lettres de Galiani.

9 [108]

Le sujet n’est en effet qu’une fiction : l’Ego dont on parle lorsqu’on blâme l’égoïsme n’existe absolument pas.

 

9 [116] (77)

Rousseau, cet « homme moderne » typique, idéaliste et canaille en une seule personne, l’un par amour de l’autre, un être qui avait besoin de la « dignité morale » et de son attitude, pour se supporter lui-même, en même temps malade de vanité effrénée et de mépris effréné de soi-même : cet avorton qui s’est campé au seuil de notre époque moderne, a prêché le « retour à la nature » — à quoi donc voulait-il proprement retourner ?

Moi aussi, je parle du « retour à la nature » : quoique ce ne soit pas en somme un « retour » mais une « montée » dans les fortes, solaires et terribles nature et ingénuité de l’homme, qui peuvent se permettre de jouer avec de grandes tâches, parce qu’elles se lasseraient et se dégoûteraient de ce qui est petit. — Napoléon était « retour à la nature » in rebus tacticis /3/ et avant tout dans la stratégie.

Le xviii e siècle à qui l’on doit tout ce en quoi notre xixe siècle a travaillé et souffert : le fanatisme moral, l’amollissement du sentiment en faveur du faible, de l’opprimé, du souffrant, la rancune à l’égard de tout ce qui est privilégié, la croyance au « progrès », la croyance au fétiche « humanité », l’absurde fierté plébéienne et la convoitise avide de passion totale — toutes deux romantiques —

Notre hostilité à la révolution * ne concerne pas la farce sanglante, l’ « immoralité », avec laquelle elle s’est déroulée ; bien plutôt sa moralité grégaire, ses « vérités » avec lesquelles elle ne cesse d’agir encore, sa représentation contagieuse de la « justice », de la « liberté », avec laquelle elle captive toutes les âmes médiocres, sa manière d’abattre les autorités des classes supérieures. Qu’autour d’elle l’on ait procédé de façon si affreuse et sanglante, voilà qui a donné à cette orgie de la médiocrité une apparence de grandeur, de telle sorte qu’en tant que spectacle elle a séduit également les esprits les plus altiers. /4/

 

/3/ « en matière de tactique »
/4/ cf. Crépuscule des Idoles, flâneries d’un inactuel, § 48

9 [119] (78)

La « purification du goût » ne peut qu’être la conséquence d’un renforcement du type. Notre société d’aujourd’hui ne représente que la culture : il manque le cultivé. Il manque le grand homme synthétique : dans lequel les différentes forces se trouvent jugulées sans scrupule pour un seul but. Ce que nous avons, c’est l’homme multiple, chaos le plus intéressant peut-être qui ait existé jusqu’alors : non pas le chaos d’avant la création du monde, mais après elle, l’homme multiple — Goethe, la plus belle expression du type (— en aucun cas Olympien !)

Le droit au grand affect — à reconquérir pour le connaissant ! après que le dessaisissement de soi-même et le culte de l’ « objectivité » ont créé une fausse hiérarchie également dans cette sphère. L’erreur parvint au sommet, lorsque Schopenhauer se mit à enseigner : que précisément dans le fait de se débarrasser de l’affect, de la volonté résiderait l’unique accès au « vrai », à la connaissance ; l’intellect libéré de toute volonté ne pourrait guère faire autrement que de voir l’essence proprement vraie des choses.

La même erreur in arte (...)

 

9 [120] (79)

Dans notre monde civilisé nous ne connaissons le criminel qu’à l’état diminué, écrasé sous la malédiction et le mépris de la société, se méfiant de lui-même, souvent médiocrisant et calomniant son action, rien qu’un type de criminel raté ; et la représentation nous répugne, que tous les grands hommes étaient des criminels, uniquement dans le grand style et non pas à l’état misérable, que le crime appartient à la grandeur (— ceci dit notamment du fond de la conscience des sondeurs de reins et de tous ceux qui sont descendus au plus profond des grandes âmes) Se sentir « hors-la-loi » à l’égard de son origine, de sa conscience, de son devoir — tout grand homme connaît ce danger qui lui est propre. Mais c’est aussi qu’il le veut : il veut le grand but et donc aussi les moyens d’y parvenir.

 

/5/ cf. Crépuscule des Idoles, flâneries d’un inactuel, § 45

 

9 [121] (80)

Que l’on rende aux hommes le courage de leurs impulsions naturelles

Que l’on freine leur sous-estimation d’eux-mêmes (non pas celle de l’homme en tant qu’individu, mais de l’homme en tant que nature...)

Que l’on extraie les contraires hors des choses, après avoir compris que nous les y avons introduits.

Que l’on extraie l’idiosyncrasie sociale hors de l’existence d’une manière générale (culpabilité, punition, justice, honorabilité, liberté, amour, etc.)

 

Poser le problème de la civilisation.

Progrès vers la « naturalité » : dans toutes les questions politiques, aussi dans le rapport entre partis, même entre partis mercantiles ou d’ouvriers ou d’entrepreneurs, il s’agit de questions de puissance — « ce que l’on peut ? » et seulement alors « ce que l’on doit ? »

Qu’en l’occurrence, au milieu du mécanisme de la grande politique, l’on embouche encore la trompette chrétienne (par exemple dans les bulletins de victoire ou dans les harangues impériales au peuple) voilà qui figure de plus en plus parmi les choses qui deviennent impossibles : parce que cela est contraire au bon goût. « La gorge de kronprinz » /6/ n’est point une affaire de Dieu.

Progrès du dix-neuvième siècle sur le xviii e — au fond nous autres bons européens menons la guerre contre le xviii e siècle.

1. « Retour à la nature » de plus en plus décisif, entendu dans le sens inverse à celui qu’entendait Rousseau. Loin de l’idylle et de l’opéra !

2. toujours plus décisivement anti-idéaliste, avec de moins en moins de crainte et davantage de zèle, de modération, de méfiance à l’égard de modifications subites, antirévolutionnaire

3. subordonnant toujours plus décisivement à la question de la santé du corps celle « de l’âme » : concevant cette dernière en tant qu’un état consécutif au premier, tout au moins en tant que condition préalable - - -

 

/6/ Allusion au futur empereur Frédéric III qui était atteint d’un cancer à la gorge.

9 [137] (91)

Le combat contre les grands hommes, justifié par des raisons économiques. Ceux-là sont dangereux, des hasards, des exceptions, des intempéries, assez forts pour remettre en question ce qui fut lentement construit et fondé. Non seulement décharger l’explosif en le mettant hors d’état de nuire, mais encore si possible prévenir sa formation... Instinct fondamental de la civilisation.

 

9 [138] (92)

NB se servir de tout ce qui est effrayant, dans le détail, par étapes, de façon expérimentale : ainsi le veut la tâche de la culture ; mais jusqu’à ce qu’elle soit assez forte pour ceci, il lui faut le combattre, le modérer, le voiler, même le maudire...

— partout, où une culture pose le mal, elle en vient à exprimer une relation de crainte, donc une faiblesse

Thèse : tout bien est un mal de jadis, rendu propre à servir.

Critère : plus effrayantes et puissantes sont les passions qu’une époque, un peuple, un individu isolé peuvent se permettre, parce qu’ils savent en user en tant que moyens, plus haute est leur culture. (— le domaine du mal ne cesse de diminuer...)

— plus médiocre, faible, soumis et lâche se montre un individu, plus il sera porté à délimiter le mal : chez lui le domaine du mal sera plus vaste, l’homme le plus bas le verra en toutes choses (c’est-à-dire ce qui lui est interdit et hostile).

 

9 [145] (98)  

 

« Machiavélisme » de la puissance

(Machiavélismeinconscient)

La volonté de puissance apparaît

a) chez les opprimés, les esclaves de toutes sortes en tant que volonté de « liberté » : le fait de s’affranchir semble le seul but (du point de vue moral et religieux : « responsable devant sa propre conscience », « liberté évangélique », etc.)

b) chez une espèce plus forte qui s’accroît en puissance, en tant que volonté de suprématie si d’abord sans succès, alors se restreignant à la volonté de « justice », c’est-à-dire d’une mesure de droits égale à celle de l’espèce dominante (lutte pour les droits...)

c) chez les plus forts, les plus riches, les plus indépendants, les plus courageux, en tant qu’ « amour de l’humanité », du « peuple », de l’Evangile, de la vérité, de Dieu ; en tant que pitié ; « sacrifice de soi », etc., en tant que vaincre, entraîner avec soi, se servir de ; en tant qu’identification instinctive à un grand quantum de puissance, auquel l’on est capable d’imprimer une orientation : le héros, le prophète, le César, le sauveur, le berger (— de même l’amour sexuel trouve ici sa fonction : il veut réduire à sa merci, prendre possession et il apparaît comme don de soi...) au fond rien que l’amour pour son « instrument », pour son cheval... sa conviction que ceci et cela lui appartient comme à quelqu’un en état de l’utilise

« Liberté », « justice » et « amour » !!!

 

9 [151] (104)

La volonté de puissance ne peut se manifester qu’au contact de résistances : elle recherche ce qui lui résiste — tendance originelle du protoplasme quand il envoie au-dehors des pseudopodes et tâte autour de soi. L’appropriation et l’incorporation constituent avant tout un vouloir surmonter, former, qui transforme et adapte, jusqu’à ce qu’enfin le surmonté soit totalement passé dans la puissance de l’agresseur et ait augmenté celui-ci. — Si cette incorporation ne réussit pas, la formation sans doute se décompose ; et la dualité apparaît comme conséquence de la volonté de puissance : pour ne pas lâcher ce qui est conquis, la volonté de puissance se partage en deux volontés séparées (parfois sans pour autant abandonner totalement son lien de l’une à l’autre)

La « faim » n’est qu’une adaptation plus étroite après que l’impulsion fondamentale à la puissance s’est acquis une forme plus spirituelle.

 

9 [153] (105)

Les forts de l’avenir

Ce qu’en partie la nécessité, en partie le hasard ont réussi çà et là, soit les conditions préalables à la production d’une espèce plus forte : c’est ce que désormais nous pouvons comprendre et sciemment vouloir : nous pouvons produire ces conditions dans lesquelles semblable élévation est possible.

Jusqu’à présent, l’ « éducation » n’avait en vue que le profit de la société : non pas le profit le plus grand possible de l’avenir, mais celui précisément de la société existante. On ne voulait pour elle que des « instruments ». Admis que la richesse en forces soit plus grande, une soustraction de forces pourrait se concevoir, dont le but consisterait dans le profit, non plus de la société, mais de l’avenir, —

Semblable tâche serait à poser, à mesure que l’on comprendrait en quel sens la forme présente de la société se trouverait engagée en une transformation puissante, jusqu’au jour où elle ne pourrait plus exister pour elle-même ; mais rien qu’en tant que moyen aux mains d’une race plus forte.

La médiocrité croissante de l’être humain est précisément la force qui nous pousse à songer au dressage d’une race plus forte : qui trouverait justement son excédent dans tout ce en quoi l’espèce médiocrisée s’affaiblirait encore (volonté, responsabilité, assurance de soi, capacité à s’assigner des buts).

Les moyens seraient ceux enseignés par l’histoire : l’isolement par des intérêts de conservation, à l’inverse de ceux qui aujourd’hui forment la moyenne : l’exercice de valeurs inversées ; la distance en tant que pathos ; la libre conscience dans tout ce qui est aujourd’hui le moins estimé et le plus répréhensible.

L’égalisation de l’homme européen est aujourd’hui le grand procès irréversible : on devrait encore l’accélérer.

De ce fait, la nécessité de creuser un fossé, la nécessité d’une distance, d’une hiérarchie sont données ; non point la nécessité de ralentir ce processus.

Cette espèce égalisée, dès qu’elle sera réalisée, exige une justification ; elle réside dans le fait de servir à une espèce souveraine, laquelle repose sur la précédente et ce n’est que basée sur elle qu’elle peut s’élever à sa propre tâche.

Non pas seulement une race de maîtres dont la tâche s’épuiserait à gouverner ; mais une race ayant sa propre sphère de vie, un excédent de force pour la beauté, le courage, la culture, les manières jusque dans ce qu’il y a de plus spirituel ; une race affirmative qui peut s’accorder tout grand luxe... assez puissante pour n’avoir besoin ni de la tyrannie de l’impératif de vertu, ni de la parcimonie, ni de la pédanterie, par-delà bien et mal : formant une serre de plantes rares et singulières.

 

9 [154] (106)

L’homme est l’animal monstrueux et le suranimal ; l’homme supérieur est l’homme monstrueux et le surhomme : ainsi cela s’appartient réciproquement. A chaque croissance de l’homme en grandeur et hauteur, il ne laisse pas de croître vers le bas et l’effroyable : l’on ne doit pas vouloir l’un sans l’autre — ou plutôt : plus l’on veut foncièrement l’un, plus l’on atteint foncièrement l’autre.

 

9 [155] (107)

La vertu ne trouve plus maintenant de crédit, c’en est fait de sa force d’attraction : il faudrait à tout le moins que quelqu’un s’entende à la relancer sur le marché sous la forme insolite de l’aventure et de l’extravagance. Elle exige en effet trop d’extravagance et d’esprit borné de ses croyants pour n’avoir pas aujourd’hui la conscience contre elle. Sans doute, pour des esprits sans scrupules et totalement irréfléchis, il se pourrait que ceci même constitue son nouveau charme — la voilà désormais ce qu’elle ne faut jamais jusqu’alors, un vice.

 

 

>>> (10 = W II 2. Automne 1887)

 

10 [17] (150)

Nécessité de démontrer que par rapport à un consommation de plus en plus économique de l’être humain et de l’humanité, par rapport à une machinerie des intérêts et des réalisations de plus en plus étroitement enchevêtrées, il faut un contre-mouvement. Je désigne celui-ci en tant qu’élimination d’un luxe excédentaire de l’humanité : en elle, une espèce plus forte, un type plus élevé doivent surgir à la lumière, ayant d’autres conditions de formation et de conservation que l’homme moyen. Mon concept, ma parabole de ce type humain est, comme l’on sait, le terme « surhomme ».

Sur cette première voie qui, maintenant, est totalement prévisible, se forment l’adaptation, le nivellement, le « chinoisisme » supérieur, la modestie de l’instinct, la satisfaction dans le rapetissement — une sorte de stagnation du niveau de l’être humain. Une fois que nous aurons en main cette gestion totale de l’économie de la Terre, qui interviendra inévitablement, alors l’humanité pourra trouver son meilleur sens en tant que machinerie au service de cette économie : comme un énorme engrenage de roues de plus en plus fines, de plus en plus subtilement « adaptées » ; comme un devenir – superflu de plus en plus croissant de tous les éléments qui dominent et commandent ; comme une totalité de forces énormes dont les facteurs isolés représentent des forces et des valeurs minimales. A l’opposé de cette diminution et de cette adaptation des êtres humains à une utilité spécialisée, il est besoin d’un mouvement inverse, la création de l’être humain qui synthétise, totalise et justifie, pour qui cette machinalisation de l’humanité constitue la condition préalable de son existence en tant que le support sur lequel il puisse inventer sa forme supérieure d’être...

Il lui faut d’autant plus la rivalité de la masse des « nivelés », le sentiment de distance à leur égard ; il se tient sur eux, il vit d’eux. Cette forme supérieure de l’aristocratisme est celle de l’avenir. (En termes moraux, cette machinerie totale, la solidarité de tous les rouages représente un maximum dans l’exploitation de l’être humain : mais cette machinerie suppose de ces êtres qui donnent un sens à cette exploitation. Dans le cas contraire, elle ne serait effectivement rien qu’un avilissement du type humain — un phénomène régressif du plus grand style.

— On voit que ce que je combats, c’est l’optimisme économique : comme si, avec les frais croissants de tous, devait nécessairement croître aussi le profit de tous. Le contraire me semble être notre cas : les frais de tous se soldent par un déficit total ; l’être humain s’avilit : si bien que l’on ne sait plus seulement à quelle fin a bien pu servir cet énorme processus. A quelle fin ? un nouveau « à quelle fin » — voilà ce qui est nécessaire à l’humanité...

 

10 [22] (155)  

Compréhension globale

En réalité toute grande croissance entraîne un effritement et une disparition dans des proportions non moins énormes :

la souffrance, les symptômes du déclin appartiennent aux époques d’un énorme aller de l’avant.

tout mouvement fructueux et puissant de l’humanité a simultanément provoqué un mouvement nihiliste.

ce serait, tout cas échéant, l’indice d’une croissance incisive et des plus essentielles à maints égards, de la transition à de nouvelles conditions d’existence, le fait que la forme extrême du pessimisme, le nihilisme proprement dit, viendrait au monde.

Voilà ce que moi j’ai compris

 

/7/ Ajouté durant l’été 1888.

 

10 [59] (187)

La hiérarchie des valeurs humaines

a) l’on ne doit pas apprécier un homme selon ses œuvres isolées. Actions épidermiques. Rien n’est plus rare qu’une action personnelle. Une classe, un rang, une race de peuple, un milieu, un hasard — tout ceci s’exprime davantage dans une œuvre ou une façon d’agit plutôt qu’une « personne ».

b) l’on ne doit absolument pas présupposer qu’un grand nombre d’êtres humains sont des « personnes ». D’autant que certains d’entre eux sont plusieurs personnes, la plupart n’en sont aucune. Partout où les qualités moyennes prédominent, celles dont dépend la persistance d’un type humain, le fait d’être une personne serait un gaspillage, un luxe, il n’y aurait aucun sens à exiger qu’il y eût une « personne. Ce sont des suppôts, des instruments de transmission

c) la « personne » fait relativement isolé ; eu égard à l’importance beaucoup plus grande de la continuité du flux et de la moyenne quelque chose presque contre nature. La formation de la personne requiert l’isolement temporaire, la contrainte à une existence défensive et armée, quelque chose comme l’emmurement, une plus grande force de retranchement ; et avant tout une impressionnabilité bien moindre que n’en a l’homme moyen dont l’humanité est contagieuse

Première question concernant la hiérarchie : jusqu’à quel degré quelqu’un est-il solitaire ou grégaire

(dans le dernier cas sa valeur consiste dans les qualités qui assurent la consistance de son troupeau, de son type, dans l’autre cas en ce qui l’en détache, l’isole, le défend et le rend possible en tant que solitaire.

Conséquence : on ne doit pas apprécier le type solitaire par rapport au grégaire ni le grégaire par rapport au solitaire

Considéré de haut : tous deux sont nécessaires ; de même leur antagonisme est nécessaire, — et il n’y a rien de plus à bannir que cette « désirabilité », à savoir que quelque troisième forme vienne à se développer à partir des deux premières (« vertu » en tant que hermaphrodisme). Ce qui est aussi peu « désirable » que le rapprochement et la réconciliation des sexes. Poursuivre le développement de ce qui est typique creuser toujours plus profondément le fossé...

Concept de la dégénérescence dans les deux cas : lorsque le troupeau se rapproche des qualités de l’être solitaire et celles-là des qualités du troupeau, — bref, lorsqu’elles se rapprochent. Ce concept de dégénérescence est en dehors du jugement moral.

 

10 [63] (189)

Point de vue capital : creuser des distances, mais ne pas créer des antagonismes.

liquider les formations moyennes et en diminuer l’influence : moyen principal pour entretenir les distances

 

10 [64] (190)

Absurde et méprisable genre d’idéalisme qui ne veut pas traiter la médiocrité de médiocre et qui au lieu de sentir un atout dans le fait d’être exceptionnel s’indigne de la lâcheté, de la fausseté, de la mesquinerie, de la misère. On ne doit pas vouloir qu’il en soit autrement Mais creuser davantage le fossé ! — On doit contraindre l’espèce supérieure à se détacher par le sacrifice qu’elle doit rendre à son être.

 

10 [94] (214)

Les princes européens devraient en réalité examiner s’ils peuvent se passer de notre soutien. Nous autres immoralistes — nous sommes aujourd’hui l’unique puissance qui n’ait pas besoin d’alliés pour parvenir à la victoire : en quoi nous sommes de loin les plus forts parmi les forts. Nous n’avons pas même besoin de recourir au mensonge : quelle autre puissance pourrait y échapper ? Une forte séduction combat pour nous, la plus forte peut-être qui soit : la séduction de la vérité... La vérité ? qui donc m’a mis ce mot sur les lèvres ? Mais je le retire de ma bouche ; mais je réprouve ce mot fier : non, la vérité non plus ne nous est pas nécessaire, même sans la vérité nous parviendrons encore à la puissance et à la victoire. Le charme qui combat pour nous, l’œil de Vénus, qui fascine et rend aveugles nos adversaires mêmes, c’est la magie de l’extrême, la séduction qu’exerce toute chose extrême : nous autres immoralistes — nous sommes les extrêmes...

 

10 [110] (227)

En fin de compte, qu’ai-je obtenu ? Ne nous dissimulons pas ce prodigieux résultat : j’ai conféré à la vertu un nouveau charme, — elle agit en tant que quelque chose d’interdit. Elle a contre elle notre plus délicate probité, elle est assaisonnée du « cum grano salis » du scrupule scientifique ; elle est antiquaille ; d’un parfum démodé, si bien que désormais elle appâte enfin et réveille la curiosité des esprits raffinés ; — bref, elle agit en tant que vice. Ce n’est qu’après avoir reconnu en toutes choses le mensonge et l’apparence que la plus belle des faussetés, celle de la vertu, nous est à nouveau permise. Il n’est plus d’instance qui pourrait encore nous l’interdire : dès lors que nous avons démontré la vertu comme une forme de l’immoralité, la voici derechef justifiée, — réintégrée et donnée eu égard à sa signification fondamentale, elle participe à l’immoralité foncière de toute existence, — comme forme de luxe de premier ordre, la forme la plus arrogante, la plus coûteuse et la plus rare du vice. Nous l’avons déridée et défroquée, nous l’avons libérée de l’importunité du grand nombre, nous lui avons ôté sa roideur stupide, son regard vide, sa perruque rigide, sa musculature hiératique.

 

10 [111] (228)

Concernant la hiérarchie

Qu’y a-t-il de médiocre chez l’homme typique ? Qu’il ne puisse comprendre l’envers des choses en tant que nécessaire : qu’il combatte les calamités comme si l’on pouvait leur échapper : qu’il ne veuille accepter l’un en même temps que l’autre, — qu’il veuille effacer, éteindre le caractère typique d’une chose, d’un état, d’une époque, d’une personne, en ne voulant approuver qu’une partie de leurs qualités pour supprimer les autres. La « désirabilité » du médiocre est cela même que nous autres combattons : l’idéal en tant que ce qui ne doit plus rien impliquer de nuisible, de méchant, de dangereux, de sujet à caution, d’anéantissement. Notre compréhension est celle inverse : il faut qu’à chaque croissance de l’homme croisse son envers ; que l’homme suprême, si toutefois un tel concept est permis, serait l’homme qui représenterait le plus fortement le caractère contradictoire de l’existence, comme gloire et justification de celle-ci... Les individus ordinaires ne peuvent représenter qu’un tout petit angle de ce caractère de nature : ils succombent bientôt à la pluralité des éléments et à la tension accrue des antagonismes, condition préalable à la grandeur de l’homme. Qu’il faut que l’homme devienne plus méchant à mesure qu’il s’améliore, voilà ma formule de cette inéluctabilité...

La plupart ne représentent que des fragments et des particularités de l’homme : ce n’est qu’en les totalisant qu’on obtient un homme. Dans ce sens, des époques et des peuples tout entiers offrent quelque chose de fragmentaire : peut-être appartient-il à l’économie de l’évolution de l’humanité, que l’homme se développe fragmentairement. C’est pourquoi il ne faut absolument pas méconnaître que malgré tout il ne s’agit que de l’homme synthétique en devenir, que les hommes inférieurs, l’énorme majorité, ne sont que des préludes et des répétitions dont le jeu d’ensemble, çà et là, donne naissance à l’homme intégral, l’homme-milliaire qui indique le point limite auquel l’humanité est parvenue jusqu’alors. Elle ne progresse pas en droite ligne : souvent le type déjà atteint se perd à nouveau...

- - par exemple en dépit de la tension de 3 siècles, nous n’avons pu à nouveau atteindre l’homme de la Renaissance, de même que l’h<omme> de la R<enaissance> restait en deçà de l’homme antique...

- - il faut avoir un critère : je distingue le grand style ; je distingue activité et réactivité ; je distingue les surabondants, les gaspilleurs et les souffrants-passionnés (— les « idéalistes »)

 

/8/ Retouché durant l’été 1888.

 

10 [117] (233)

J’ai déclaré la guerre à l’anémique idéal chrétien (y compris à tout ce qui lui est étroitement apparenté) non dans l’intention de l’anéantir, mais rien que pour mettre un terme à sa tyrannie et faire place à des idéaux nouveaux, à des idéaux plus robustes... La durée de l’idéal chrétien est au nombre des choses les plus précieuses, les plus souhaitables qui soient : et rien qu’à cause des idéaux qui tendent à prévaloir à côté de lui et peut-être sur lui — il leur faut des adversaires, des adversaires puissants pour devenir eux-mêmes puissants. — Ainsi nous autres immoralistes avons besoin de la puissance de la morale : notre instinct de conservation désire que nos adversaires gardent leurs forces, — ne désire qu’en devenir maître. —

 

/9/ Retouché durant l’été 1888.

 

10 [136] (248)

La dégradation morale de l’ ego va de pair avec la surestimation de l’espèce par la science. Mais l’espèce est quelque chose d’aussi illusoire que l’ego : l’on a fait une distinction erronée. L’ego vaut cent fois plus qu’une simple unité dans la chaîne des membres ; il est la chaîne même au sens absolu ; et l’espèce n’est qu’une pure abstraction de la pluralité de ces chaînes et de leurs ressemblances partielles. Que l’individu soit sacrifié à l’espèce, comme on l’a si souvent affirmé, ne constitue absolument pas un état de fait : bien plutôt rien d’autre que le modèle d’une interprétation fautive.

 

10 [138] (250)

L’unique possibilité de maintenir un sens pour le concept de « Dieu » serait : Dieu non pas comme force agissante, mais Dieu comme état maximal, comme époque... Point dans l’évolution de la volonté de puissance : à partir duquel s’expliquerait l’évolution ultérieure autant que l’intérieure, le « jusqu’-à-lui »...

— du point de vue mécaniste, l’énergie du devenir total demeure constante ; du point de vue économique, elle s’élève jusqu’à un point culminant d’où elle redescend en un éternel mouvement circulaire ; cette « volonté de puissance » s’exprime par l’interprétation, par la forme de la consommation ou dépense d’énergie — métamorphose de l’énergie en vie et de la vie en suprême puissance, voilà qui conformément à cela, apparaît en tant que but. Le même quantum d’énergie signifie quelque chose de différent aux différents degrés de l’évolution :

— ce qui constitue la croissance dans la vie est l’économie calculant continûment de façon toujours plus parcimonieuse, laquelle, avec toujours moins de force, parvient à réaliser le plus... En tant qu’idéal du principe du minimum de frais...

— que le monde n’aspire pas à un état durable, voilà l’unique chose démontrée. Par conséquent il faut concevoir son point culminant en ce sens qu’il n’est pas un état d’équilibre...

— la nécessité absolue du même événement dans un processus universel comme dans tous les autres de toute éternité, n’est pas un déterminisme portant sur l’événement, mais seulement l’expression de ce que l’impossible n’est pas possible... qu’une force déterminée ne saurait être autre chose que cette force déterminée ; qu’elle ne peut se dépenser à l’encontre d’une résistance de quantum d’énergie autrement que conformément à sa propre force — événement et événement nécessaire, pure tautologie.

 

 

>>> (11 = W II 3. Novembre 1887 – Mars 1888)

 

11 [411] (372)

Préface.

1.

De grandes choses exigent qu’on les taise ou qu’on en parle avec grandeur : avec grandeur, c’est-à-dire cyniquement, et avec innocence.

 

2.

Ce que je raconte est l’histoire des deux siècles prochains. Je décris ce qui vient, ce qui ne peut plus venir d’une autre manière : l’avènement du nihilisme. Cette histoire peut être relatée dès maintenant : car c’est la nécessité elle-même qui est ici à l’œuvre. Cet avenir parle déjà par mille signes, ce destin s’annonce partout : pour cette musique de l’avenir toutes les oreilles se sont d’ores et déjà affinées. Notre culture européenne tout entière se meut depuis longtemps déjà, avec une torturante tension qui croît de décennies en décennies, comme portée vers une catastrophe : inquiète, violente, précipitée : comme un fleuve qui veut en finir, qui ne cherche plus à revenir à soi, qui craint de revenir à soi.

 

3.

— Celui qui prend ici la parole n’a en revanche rien fait d’autre jusqu’à présent que de revenir à soi : en tant qu’un philosophe et ermite d’instinct, qui trouvait son avantage dans le fait d’être à l’écart, dans l’en-dehors, dans la patience, dans l’ajournement, dans le retardement : en tant qu’un esprit qui risque et expérimente, qui s’est déjà égaré une fois dans chaque labyrinthe de l’avenir : en tant qu’esprit augural, qui regarde en arrière lorsqu’il raconte ce qui va venir ; en tant que le premier parfait nihiliste de l’Europe mais qui a déjà vécu en lui-même le nihilisme jusqu’à son terme — qui l’a derrière lui, dessous lui, hors de lui...

 

 

4.

Et en effet, que l’on ne se méprenne pas sur le sens du titre, par lequel va se dénommer cet Evangile de l’avenir. « La Volonté de Puissance. Tentative d’une inversion de toutes les valeurs » — formule par laquelle s’exprime un contre-mouvement, quant au principe et à la tâche : un mouvement qui, dans un quelconque avenir prendra la relève de ce parfait nihilisme ; qui cependant le présuppose, logiquement et psychologiquement, qui de toute façon ne peut que se référer à lui et ne peut procéder que de lui. Car pourquoi l’avènement du nihilisme est-il désormais nécessaire ? Parce que ce sont nos valeurs elles-mêmes qui, en lui, tirent leur dernière conséquence ; parce que le nihilisme est la logique poursuivie jusqu’à son terme, de nos grandes valeurs et de nos idéaux, — parce qu’il nous faut d’abord vivre le nihilisme pour déceler ce qu’était la valeur proprement dite de ces « valeurs »... Il nous faudra, à un moment quelconque, de nouvelles valeurs...

 

11 [413]        

Le SURHOMME

: ce n’est pas ma question, quant à savoir ce qui prendra la relève de l’homme : mais quelle espèce d’homme doit être choisie, voulue, dressée...

L’humanité ne présente pas une évolution vers le mieux ; ou vers le plus fort : ou vers le supérieur : au sens où on le pense aujourd’hui : l’Européen du 19 e siècle est, dans sa valeur, fort au-dessous des Européens de la Renaissance ; la poursuite de l’évolution n’a absolument rien à voir avec une nécessité, une élévation, une intensification, un renforcement...

dans un autre sens il existe une incessante réussite de cas particuliers aux différents endroits de la terre et procédant des différentes cultures, dans lesquels cas en effet se présente un type supérieur : quelque chose qui relativement à l’ensemble de l’humanité est une sorte de « surhomme ». Pareils cas de chance de la grande réussite ont toujours été possibles et le seront probablement toujours. Et même des tribus, des générations, des peuples entiers peuvent représenter pareil coup de chance...

Depuis les époques les plus reculées, de mémoire d’homme, des cultures hindoues, égyptienne et chinoise jusqu’à nos jours, le type supérieur de l’homme est beaucoup plus homogène qu’on ne le pense...

On oublie combien l’humanité est loin d’appartenir à un seul mouvement, et que la jeunesse, la vieillesse, le déclin ne sont absolument pas des concepts qui lui soient applicables dans sa totalité

On oublie, pour donner un exemple, comment notre culture européenne en vient seulement aujourd’hui à se rapprocher à nouveau de cet état de friabilité philosophique et de culture tardive, à partir duquel la formation d’un bouddhisme devient compréhensible.

Le jour où il sera possible de tracer des lignes isochroniques de cultures à travers l’histoire, notre concept moderne du progrès s’en trouvera bel et bien renversé : — et l’indice même, d’après lequel on le mesure, le démocratisme

 

11 [414]    

Préface

*

Qu’est-ce qui est bon ? — tout ce qui intensifie le sentiment de puissance, la volonté de puissance, la puissance même dans l’homme.

Qu’est-ce qui est mauvais ? — Tout ce qui provient de la faiblesse.

Qu’est-ce que la félicité ? — Le sentiment de ce que la puissance s’accroît — qu’une résistance va être surmontée.

Non la satisfaction, mais davantage de puissance ; non la paix en général, mais la guerre ; non la vertu, mais la capacité (Vertu dans le style Renaissance, virtù, vertu non vaccinée de morale)

Les faibles et les mal-venus doivent périr : premier principe de la société. Et l’on doit de surcroît les aider à cet effet.

Qu’est-ce qui est plus nuisible qu’un quelconque vice ? La compassion active pour tous les malvenus et faibles, — « le christianisme »...

*

Ce n’est pas de savoir ce qui doit prendre la relève de l’humanité dans la succession des êtres qui constitue mon problème, que je pose ainsi : mais quel type d’homme l’on doit dresser, vouloir, en tant que celui d’une valeur supérieure, plus digne de vivre, plus assuré de l’avenir.

Ce type de valeur supérieure a déjà existé assez souvent : mais comme une chance fortuite, comme exception, — jamais en tant que voulu. Plutôt a-t-il été précisément un objet de crainte dans le meilleur des cas, jusqu’alors il était presque ce qu’il faut craindre : et à partir de la crainte on a voulu, on dressé, élevé, réalisé le type contraire : l’animal domestique, l’animal grégaire, l’animal des « droits égaux », le faible animal homme, — le « chrétien »...

*

 

la volonté de puissance

Tentative d’une inversion de toutes les valeurs.

11 [415]

La conception du monde, contre laquelle on vient buter à l’arrière-plan de ce livre, est singulièrement sinistre et désagréable : parmi les types de pessimisme jusqu’alors notoires aucun ne semble avoir atteint ce degrés de méchanceté. Ici manque l’antagonisme entre un monde vrai et un monde apparent : il n’existe qu’un monde unique, et celui-ci est faux, cruel, contradictoire, séducteur, dépourvu de sens... un monde ainsi conformé est le monde véritable... Nous avons besoin du mensonge pour arriver à vaincre cette réalité, cette « vérité », c’est-à-dire pour vivre... Que le mensonge est nécessaire pour vivre, c’est ce qui relève encore de ce caractère redoutable et douteux de l’existence...

La métaphysique, la morale, la religion, la science — ne sont considérées dans ce livre que comme différentes formes de mensonge : c’est avec leur aide que l’on croit à la vie. « La vie doit inspirer confiance » : la tâche, ainsi définie, est énorme. Pour la résoudre, il faut que l’homme soit déjà par nature un menteur, il faut que plus que tout autre chose, il soit artiste... Et il l’est en effet : métaphysique, morale, religion, science, — tout ceci n’est rien que des progénitures de sa volonté d’art, de mensonge, de fuite devant la « vérité », de négation de la « vérité ». Ce pouvoir même, grâce auquel il fait violence à la réalité par le mensonge, ce pouvoir d’artiste * par excellence * de l’homme — il l’a d’ailleurs en commun avec tout ce qui est : lui-même est en effet un morceau de réalité, de vérité, de nature — lui-même est aussi un morceau de génie du mensonge...

Que le caractère de l’existence se trouve méconnu — profonde et suprême intention secrète < de la> science, de la piété, du domaine artistique. Ne jamais voir beaucoup de choses, en voir beaucoup faussement, et en voir beaucoup que l’on rajoute... Oh, que l’on est avisé même dans des situations où l’on est loin de se tenir pour avisé ! L’amour, l’enthousiasme, « Dieu » — toutes sortes de finesses de l’ultime imposture à l’égard de soi-même, toutes sortes de séductions à la vie ! Dans les instants qui font de l’homme l’abusé, où il croit de nouveau à la vie, où il s’est pris à sa propre ruse ; oh quel jaillissement en lui-même ! Quelles délices ! Quel sentiment de puissance ! Combien de triomphes de l’artiste dans le sentiment de puissance !... L’homme s’était une fois de plus rendu maître de la « matière » — Maître de la vérité !... Et à quelque moment que l’homme se réjouisse, il reste toujours la même dans sa joie : il se réjouit en tant qu’artiste, il jouit de lui-même en tant que puissance. Le mensonge est la puissance...

L’art et rien que l’art. Il est le grand possibilisateur de la vie, le grand séducteur qui entraîne à la vie, le grand stimulant pour vivre...

 

 

 

Tome 14 : Début 1888 – début janvier 1889

 

>>> (14 = W II 5. Printemps 1888)

 

14 [11]         

Les sentiments qui disent oui

La fierté

la joie

la santé

l’amour des sexes

l’hostilité et la guerre

le respect

les beaux gestes, les belles manières, les beaux objets

la volonté forte

l’éducation de la haute intellectualité

la volonté de puissance

la gratitude envers la terre et la vie

: tout ce qui est riche et veut donner, et comble, et dore, et éternise, et divinise la vie — la puissance entière des vertus transfigurantes... tout ce qui approuve, dit « oui », fait « oui » —

 

14 [65]

décad<ence> *

Ce qui se transmet, ce n’est pas la maladie, c’est la disposition maladive : l’impuissance à résister au danger d’une intrusion nuisible, etc. ; la force de résistance brisée, — ou, moralement parlant : la résignation et l’humilité devant l’ennemi.

Je me suis demandé si l’on ne pouvait pas comparer toutes ces valeurs suprêmes de la philosophie, de la morale et de la religion jusqu’à nos jours avec les valeurs des affaiblis, malades mentaux et neurasthéniques : elles représentent, sous une forme atténuée, les mêmes maux...

La valeur de tous les états morbides est qu’ils montrent à la loupe certains états qui sont normaux, mais par cela même, sont normalement peu visibles...

Santé et maladie ne sont rien d’essentiellement différent, comme le croyaient les médecins d’autrefois, et encore quelques praticiens d’aujourd’hui. Il ne faut pas en faire des principes ou des entités distinctes qui se disputent l’organisme vivant et en font leur champ de bataille. Ce sont là vieilles lunes et bavardages qui ne valent plus rien. En réalité, il n’y a entre ces deux modes d’existence que des différences de degré : l’exagération, la disproportion, le manque d’harmonie des phénomènes normaux constituent l’état de maladie. Claude Bernard.

Tout comme le mal peut être considéré comme exagération, disharmonie, disproportion, le bien peut être un régime préventif contre le danger de l’exagération, de la disharmonie et de la disproportion

La faiblesse héréditaire comme sentiment dominant : cause des valeurs suprêmes.

NB On veut la faiblesse : pourquoi ?... la plupart du temps, parce qu’on est nécessairement faible...

L’affaiblissement comme tâche <tâche>: affaiblissement des convoitises, des sentiments de plaisir et de déplaisir, de la volonté de puissance, de la volonté d’être fier et de posséder, et d’en-posséder-encore-davantage ; l’affaiblissement comme humilité ; l’affaiblissement comme foi ; l’affaiblissement comme aversion et honte de tout ce qui est naturel, comme négation de la vie, comme maladie et faiblesse habituelle...

l’affaiblissement comme renonciation à la vengeance, à la résistance, à l’hostilité et à la colère.

la bévue dans le traitement : on ne peut pas combattre la faiblesse par un « système fortifiant * », mais par une sorte de justification et de moralisation : c’est-à-dire par une interprétation....

La confusion entre deux états totalement différents : par exemple le calme de la force, qui, essentiellement, s’abstient de réagir, le type des dieux que rien n’agite...

et le calme de l’épuisement, l’engourdissement jusqu’à l’anesthésie

: toutes les procédures philosophico-ascétiques tendent au deuxième, mais ne pensent en fait qu’au premier... Car, à l’état ainsi atteint, elles attribuent les mêmes qualités que si c’était un état divin qui avait été atteint.

 

14 [117]

la réaction : l’art

Le sentiment d’ivresse, correspondant en réalité à un surplus de force :

plus fort que jamais à la saison de l’appariement des sexes :

de nouveaux organes, de nouvelles aptitudes, des couleurs et des formes nouvelles...

l’ « embellissement » est une conséquence de la force accrue

L’embellissement, conséquence nécessaire de l’accroissement de la force

L’embellissement, expression d’une volonté victorieuse, d’une coordination intensifiée, d’une harmonisation de toutes les fortes convoitises, d’une force s’exerçant immanquablement à la verticale

la simplification logique et géométrique est une conséquence de l’accroissement de la force : inversement, la perception d’une telle simplification accroît à nouveau le sentiment de la force...

L’extrême pointe de l’évolution : le grand style

La laideur signifie décadence * d’un type, contradiction, et coordination insuffisante des convoitises intimes

signifie un déclin de la force organisatrice, de la « volonté » physiologiquement parlant...

 

l’état de plaisir que l’on nomme ivresse est très exactement un haut sentiment de puissance...

les sensations de temps et d’espace sont modifiées : on embrasse du regard des horizons immensément lointains, et, pour ainsi dire, seulement alors perceptibles

l’élargissement du regard embrassant de plus vastes masses et étendues

l’affinement de l’organe qui perçoit bien des choses infimes et éphémères

la divination, la force de saisir la plus discrète indication, la moindre suggestion, la sensualité « intelligente »...

la force, sentiment de souveraineté dans les muscles, souplesse et plaisir des mouvements, danse, légèreté et presto

la force, plaisir de prouver sa force, morceau de bravoure, aventure, intrépidité, caractère indifférent...

Tous ces hauts moments de la vie se suscitent l’un l’autre ; ce monde d’images et de représentations des uns suffit comme suggestion pour les autres... De la sorte se trouvent finalement confondus des états qui auraient peut-être lieu de rester étranger les uns aux autres. Par exemple

le sentiment religieux de l’ivresse et l’excitation sexuelle (deux sentiments puissants, finalement étonnamment coordonnés. Qu’est-ce qui plaît à toutes les femmes pieuses, aux vieilles comme aux jeunes ? Réponse : un saint aux belles jambes, encore jeune, encore idiot...)

la cruauté dans la tragédie, et la pitié (— là aussi, normalement coordonnées...)

Le printemps, la danse, la musique, toute émulation des sexes — et de plus, ce faustien « infini dans le cœur »/10/...

les artistes, quand ils valent quelque chose, sont forts (physiquement aussi), débordants, des animaux vigoureux, sensuels ; sans une certaine surchauffe du système sexuel, un Raphaël n’est pas concevable... Faire de la musique, c’est aussi une certaine manière de faire des enfants ; la chasteté n’est, de la part d’un artiste, qu’économie : — et, de toutes façon, chez les artistes aussi, la fécondité cesse avec la force créatrice...

les artistes ne doivent rien voir tel que c’est, mais plus plein, mais plus simple, mais plus fort :  de plus, il faut qu’ils aient dans le corps une sorte d’éternelle jeunesse, d’éternel printemps, une sorte d’ivresse naturelle.

Beyle et Flaubert, peu suspects en ces matières, ont, de fait, recommandé la chasteté aux artistes, dans l’intérêt de leur art : j’aurais aussi à recommander Renan, qui donne le même conseil, Renan est prêtre...

 

/10/ cf. Goethe, Faust, v. 140-141.

 

14 [120]

L’amour

Jusqu’où peut aller la force transfigurante de l’ivresse, en veut-on la preuve la plus étonnante ? Cette preuve, c’est l’ « amour », ce que l’on nomme amour dans toutes les langues, dans tous les mutismes du monde. L’ivresse vient ici à bout de la réalité, au point que l’on dirait que, dans la conscience de l’amoureux, la cause première est estompée, et que l’on trouve autre chose à la place — un frémissement, un scintillement de tous les miroirs magiques de Circé... Homme ou bête, cela n’y change rien ; moins encore l’esprit, la bonté, la probité... On est dupé avec subtilité si l’on est subtil, on est grossièrement dupé si l’on est grossier : mais l’amour, et même l’amour de Dieu, le saint amour des « âmes délivrées » reste fondamentalement une seule et même chose : comme une fièvre qui <a> des raisons de se transfigurer, une ivresse qui fait bien de mentir sur son propre compte... En tout cas, on ment bien quand on aime, on se ment, et l’on ment sur son compte : on s’imagine transfiguré, plus fort, plus riche, plus riche, on est plus parfait... Nous trouvons ici l’art comme fonction organique : nous le trouvons infiltré dans l’instinct le plus angélique de la vie : nous le trouvons comme plus grand stimulant de la vie, — art donc, sublimement adapté à ses fins, en cela même qu’il ment... Mais nous nous tromperions si nous en restions à sa faculté de mentir : il fait plus que simplement imaginer, il déplace même les valeurs... L’amoureux a plus de valeur, est plus fort. Chez les animaux, cet état fait surgir de nouvelles substances, de nouveaux pigments, de nouvelles couleurs, de nouveaux rythmes, de nouveaux cris d’appel et de nouvelles séductions. Chez l’homme, il n’en va pas autrement, son fonds général est plus riche que jamais, plus puissant, plus entier que chez celui qui n’aime pas. L’amoureux devient gaspilleur : il est assez riche pour cela. Il se risque désormais, il devient aventureux, devient un vrai âne de magnanimité et d’innocence ; il croit à nouveau en Dieu, il croit à la vertu parce qu’il croit à l’amour : et, d’un autre côté, à cet idiot du bonheur, il pousse des ailes et des facultés nouvelles, et même les portes de l’art s’ouvrent devant lui. Ôtons du lyrisme musical et verbal des suggestions nées de cette fièvre intestinale : que reste-t-il du lyrisme et de la musique ?... L’art pour l’art peut-être : le coassement virtuose de grenouilles transies qui désespèrent dans leur mare... Tout le reste, c’est l’amour qui l’a créé...

 

14 [121]

La volonté de puissance — d’un point de vue psychologique

Conception unitaire de la psychologie.

Nous sommes habitués à admettre que le développement d’une monstrueuse abondance de formes est conciliable avec une origine qui serait une unité première.

Que la volonté de puissance est la forme primitive de l’affect, que tous les autres affects n’en sont que des développements.

Qu’il se produit une notable clarification si, à la place du « bonheur » individuel auquel est censé viser tout être vivant, on met la puissance : « il y a aspiration à la puissance, à davantage de puissance » — le plaisir n’est qu’un symptôme du sentiment de la puissance atteinte, une conscience de la différence —

— il n’y a pas aspiration au plaisir, mais le plaisir apparaît quand est atteint ce à quoi il était visé : le plaisir accompagne, le plaisir ne met pas en mouvement...

Que toute force motrice est volonté de puissance, qu’il n’existe en dehors d’elle aucune force physique, dynamique ou psychique...

— dans notre science, où la notion de cause et d’effet est réduite à un rapport d’équation, avec l’ambition de démontrer que la même quantité de force se trouve de chaque côté, manque la force motrice : nous ne considérons que les résultats, nous les posons comme égaux en contenu et en force, nous nous dispensons de la question de ce qui a causé une modification...

c’est un simple fait d’expérience, que la modification ne cesse pas : en soi, nous n’avons pas la moindre raison de comprendre qu’à une modi<fication> doive en succéder une autre. Bien au contraire : un état atteint semblerait devoir se conserver s’il n’y avait pas en lui une faculté <de> justement ne pas vouloir se conserver...

Le principe spinozien de la conservation de soi devrait, à vrai dire, mettre un terme à la modification : mais ce principe est faux, c’est le contraire qui est vrai. Précisément, c’est l’exemple de tout être vivant qui permet de démontrer le plus clairement qu’il fait tout pour non pas se conserver, mais devenir davantage...

la « volonté de puissance » est-elle une sorte de « volonté » ou identique au concept de « volonté » ? cela veut-il dire quelque chose comme désirer ? ou commander ?

est-ce la « volonté » dont Schopenhauer dit qu’elle est l’ « en-soi des choses » ?

: ma thèse est : que la volonté telle que la psychologie l’a jusqu’ici comprise est une généralisation injustifiée, que cette volonté n’existe absolument pas, qu’au lieu de saisir la transformation progressive d’une volonté déterminée en de nombreuses formes, on a biffé le caractère de la volonté en en éliminant le contenu, la direction

: c’est au plus haut point le cas chez Schopenhauer : ce n’est plus qu’un simple mot vide, ce qu’il appelle « volonté ». Il s’agit encore moins d’un « vouloir-vivre » : car la vie n’est qu’un cas particulier de la volonté de puissance, — il est tout à fait arbitraire d’affirmer que tout aspire à se fondre dans cette forme de la volonté de puissance

 

14 [122]

Sur la théorie de la connaissance : simplement empirique :

Il n’y a ni « esprit », ni raison, ni pensée, ni conscience, ni âme, ni volonté, ni vérité : rien que des fictions qui sont inutilisables. Il ne s’agit pas de « sujet et objet », mais d’une espèce animale déterminée, qui ne prospère que dans une certaine et relative justesse, et surtout, régularité de ses perceptions (afin qu’elle puisse capitaliser l’expérience)...

La connaissance travaille comme instrument de la puissance. Il tombe donc sous le sens qu’elle croît avec chaque accroissement de puissance...

Sens de la « connaissance » : ici, comme pour « bon » ou « beau », le concept doit être pris dans un sens strictement et étroitement anthropomorphique et biologique. Afin qu’une espèce déterminée se conserve — et croisse en puissance —, elle doit embrasser dans sa conception de la réalité tant d’éléments prévisibles et invariables qu’il soit possible de bâtir à partir d’eux un schéma de son comportement. C’est l’utilité de la conservation, et pas on ne sait quel besoin abstrait et théorique de ne pas être trompé qui est le motif à chercher derrière le développement des organes de la connaissance... ils se développent de telle sorte que leur observation suffit pour nous conserver. Autrement dit : la quantité de « vouloir connaître » est proportionnelle à la croissance de la volonté de puissance de l’espèce : une espèce saisit assez de réalité pour la maîtriser, pour la mettre à son service.

 

le concept mécaniste de mouvement est déjà une transposition du processus original dans le langage symbolique de l’œil et du toucher.

le concept d’ « atome » la différenciation entre un « siège de la force motrice et cette force même » est langage symbolique issu de notre monde logico-psychique.

Il ne nous est pas loisible de modifier notre moyen d’expression : il est possible de comprendre dans quelle mesure c’est une simple sémiotique.

Demander un mode d’expression adéquat est absurde : il est inhérent à la nature d’une langue, d’un mode d’expression, de n’exprimer qu’une simple relation... La notion de « vérité » est dénuée de tout sens... tout le domaine du « vrai » et du « faux » ne se rapporte qu’à des relations entre des êtres, non à l’ « en-soi »... Absurde : il n’y a pas d’ « être en soi », (ce sont les relations qui constituent des êtres), pas plus qu’il ne peut y avoir une « connaissance en soi »...

 

14 [123]

Réaction

Anti-Darwin.

Ce qui m’a toujours le plus surpris, quand je passe en revue les grandes destins de l’humanité, c’est d’avoir toujours sous les yeux le contraire de ce qu’aujourd’hui Darwin, avec son école, voit ou veut voir : la sélection en faveur des plus forts, des mieux partagés, le progrès de l’espèce. C’est justement le contraire qui crève les yeux, la suppression des réussites fortuites, l’inutilité des types supérieurement accomplis, l’inévitable prise de pouvoir par les types moyens, et même ceux inférieurs à la moyenne. A moins que l’on ne nous montre la raison pour laquelle l’homme est l’exception parmi les créatures, j’incline à préjuger que l’école de Darwin s’est partout trompée. Cette volonté de puissance où je reconnais la raison et le caractère ultime de toute modification nous fournit le moyen de savoir pourquoi précisément la sélection n’a pas lieu en faveur des exceptions et réussites fortuites : les plus forts et les plus heureux sont faibles quand ils ont contre eux les instincts organisés du troupeau, la lâcheté des faibles, le poids du nombre. Ma vision globale du monde des valeurs montre que, dans les valeurs supérieures qui sont aujourd’hui suspendues au-dessus de l’humanité, ce ne sont pas les réussites fortuites, des types « sélectionnés » qui <ont> le dessus : mais bien au contraire, les types de décadence * — peut-être n’y a-t-il rien de plus intéressant au monde que ce spectacle peu réjouissant...

Aussi curieux que cela paraisse : il faut toujours armer les forts contres les faibles ; les chanceux contre les ratés ; les sains contre les dépravés et les congénitalement tarés. Si l’on veut une formule de la réalité qui soit une morale, voici ce que dit cette morale : les médiocres ont plus de valeur que les êtres d’exception, les produits de la dégénérescence plus que les médiocres, la volonté du néant l’emporte sur la volonté de vie — et le but général est

exprimé en chrétien, en bouddhiste ou en schopenhauerien :

plutôt ne pas être qu’être

C’est contre la réduction de la réalité à une formule morale que je m’insurge : c’est pourquoi j’abhorre le christianisme d’une haine mortelle, car il a créé les mots et les gestes sublimes qui, à une réalité terrifiante, prêtent une apparence de justice, de vertu, de divinité...

Je vois tous les philosophes, je vois la science à genoux devant la réalité d’une lutte pour la vie à l’envers, telle que l’enseigne l’école de Darwin — c’est-à-dire ceux qui compromettent la vie, la valeur de la vie, ayant toujours le dessus, survivant toujours. — L’erreur de l’école de Darwin est pour moi un vrai problème : comment peut-on être assez aveugle pour ne pas voir cela ?... Que les espèces présentent un progrès, c’est là l’affirmation la plus déraisonnable du monde : pour l’instant, elles présentent un niveau, —

que les organismes supérieurs se soient développés à partir des inférieurs, voilà qui n’est jusqu’à présent attesté par aucun exemple —

je vois que les inférieurs ont la suprématie par le nombre, par l’ingéniosité, par la ruse — je ne vois pas qu’une modification fortuite apporte un avantage, en tout cas pas pour un temps aussi long, cela s<erait> un motif nouveau d’expliquer p<ourquoi> une modification fortuite serait devenue forte à ce point —

— je vois ailleurs la « cruauté de la Nature », dont on parle tant : elle est cruelle envers ses enfants gâtés par la chance, elle ménage et protège les humbles * — tout comme — — —

***

In summa : la croissance de la puissance d’une espèce est peut-être moins garantie par la prépondérance de ses chanceux, de ses forts, que par la prépondérance des types moyens et inférieurs... C’est chez ces derniers qu’est la grande fécondité, la durée ; avec les premiers croît le danger, la brusque dévastation, la rapide diminution du nombre.

 

14 [133]

Anti-Darwin

(...)

Mes conclusions

Ma conception d’ensemble. — Premier principe : l’homme, en tant qu’espèce n’est pas en progrès. Des types plus élevés sont sans doute atteints, mais ils ne peuvent se maintenir. Le niveau de l’espèce n’est pas relevé.

Deuxième principe : l’homme en tant qu’espèce ne représente de progrès par rapport à aucun autre animal. Tout le monde animal et végétal ne se développe pas d’un état inférieur à un état supérieur... Mais tout à la fois l’un après l’autre, pêle-mêle et l’un contre l’autre.

Les formes les plus riches et les plus complexes — car le mot « type supérieur » ne veut rien dire de plus — périssent plus facilement : seuls les types les plus inférieurs conservent une sorte de caractère apparemment impérissable. Les premiers sont rarement atteints et se maintiennent à grand-peine à la surface : les autres ont pour eux une fécondité compromettante. — Dans l’Humanité également, ce sont les types supérieurs, les hasards heureux de l’évolution qui, dans les fluctuations de la fortune, périssent le plus facilement.

Ils sont exposés à toutes sortes de décadence * : ils sont extrêmes, et, en cela, ils sont déjà presque décadents *... La brève durée de la beauté, du génie, du César, est sui generis : cela ne se transmet pas. C’est le type qui se transmet : un type n’est rien d’extrême, pas un « hasard heureux »...

Cela ne tient pas à une fatalité particulière, à une « intention mauvais » de la Nature, mais tout simplement à la notion de « type supérieur » : le type supérieur présente une complexité incomparablement plus grande — une somme plus élevée d’éléments coordonnés : cela rend également la désagrégation incomparablement plus probable.

Le « génie » est la machine la plus sublime qui soit, — et par conséquent la plus fragile.

Troisième principe : la domestication (« la culture ») de l’homme ne va pas bien profond... Où elle est profonde, elle est aussitôt la dégénérescence (type : le chrétien) L’homme « sauvage » (ou, en termes moraux, l’homme mauvais) est son retour à la nature — et, en un certain sens — son rétablissement, sa guérison de la « culture »...

 

14 [140]

Les instincts de déclin l’ont emporté sur les instincts de la vie montante...

la volonté de néant l’a emporté sur la volonté de vie...

— est-ce vrai ? N’y a-t-il pas plutôt une plus grande garantie pour la vie, pour l’espèce, dans cette victoire des faibles et des médiocres ?

— serait-ce, peut-être, un moyen seulement dans le mouvement général qui porte à la vie, un ralentissement du tempo ? un pis-aller empêchant quelque chose d’encore pire ?

— et même en admettant que les forts soient devenus les maîtres de tout, et même des jugements de valeur : tirons-nous les conséquences de ce qu’ils penseraient de la maladie, de la souffrance, du sacrifice ? Il en résulterait un mépris des faibles pour eux-mêmes : ils chercheraient à disparaître et à s’éteindre... Et cela serait-il à souhaiter ?...

— et voudrions-nous d’un monde où l’influence des faibles, leur finesse, leurs scrupules, leur intellectualité, leur souplesse manquerait totalement ?...

 

14 [152]

Volonté de puissance comme connaissance

ne pas « connaître », mais schématiser, imposer au chaos assez de régularité et de formes pour satisfaire à nos besoins pratiques.

Dans la formation de la raison, de la logique, des catégories, un besoin a été déterminant : le besoin, non de « savoir », mais d’organiser, de schématiser, à des fins de compréhension, de calcul...

l’accommodation, l’assimilation forcée qui rend comparable et semblable — le traitement même que subit toute impression sensorielle, telle est la voie suivie par la raison !

Ce qui était à l’œuvre ici, ce n’était pas une « idée préexistante », c’était l’intérêt pratique : ce n’est que lorsque nous voyons les choses grossièrement simplifiées et égalisées qu’elles deviennent pour nous calculables et maniables...

La finalité dans la raison est un effet et non une cause : en tout autre type de raison (il s’en esquisse constamment), la vie n’aboutit pas — tout devient confus — trop inégal —

Les catégories ne sont des « vérités » qu’au sens où elles conditionnent notre vie : tout comme l’espace euclidien est une telle « vérité » relative. (En soi, car personne ne soutiendra la nécessité qu’il y ait justement des hommes, la raison, comme l’espace euclidien, n’est qu’une simple idiosyncrasie de certaines espèces animales, et une seule parmi beaucoup d’autres...)

La contrainte subjective de ne pas pouvoir soutenir le contraire est une contrainte biologique : l’instinct de l’intérêt pratique qu’il y a à raisonner comme nous raisonnons, nous l’avons dans le sang, nous sommes pour ainsi dire cet instinct... Mais quelle naïveté, d’en tirer la preuve que nous possédions par cela même une « vérité en soi »...

Le fait de ne pas pouvoir soutenir le contraire prouve une impuissance, non une « vérité ». (...)

 

>>> (15 = W II 6a. Printemps 1888)

 

15 [115]

Qu’est-ce qui est aristocratique ?

Que l’on ait constamment à « représenter » — à « se » représenter. Que l’on recherche les situations où l’on a constamment besoin de gestes. Que l’on abandonne le bonheur au plus grand nombre : le bonheur en tant que paix de l’âme, vertu, « confort » (mentalité anglo-angélique d’épicier à la * Spencer). Que l’on recherche instinctivement de lourdes responsabilités. Que l’on sache se faire partout des ennemis, au pire, de soi-même aussi. Que l’on contredise constamment le grand nombre non par des paroles, mais par des actions.

 

15 [117]

De l’ascétisme des forts

Tâche de cet ascétisme, qui n’est qu’un apprentissage de transition, pas un but en soi : se libérer des anciennes impulsions sentimentales des valeurs traditionnelles. Apprendre à aller son chemin pas à pas — jusque « outre bien et mal ».

Premier degré :    supporter des atrocités

       faire des atrocités

Deuxième degré, le plus ardu :    supporter des choses misérables

faire des choses misérables : y compris, comme exercice préliminaire : être ridicule, se rendre ridicule.

— Provoquer le mépris et pourtant maintenir la distance par un (inscrutable) sourire, de toute sa hauteur

— prendre sur soi un certain nombre de crimes infamants, par exemple vol d’argent, pour mettre son équilibre à l’épreuve

pendant un certain temps, ne rien faire, dire, tenter, qui ne suscite la crainte ou le mépris, qui ne mette nécessairement les gens convenables et vertueux sur le pied de guerre, — qui n’exclue...

présenter le contraire de ce qu’on est (et, mieux encore, pas exactement le contraire, mais seulement un « être-autrement » : c’est plus difficile)

— marcher sur chaque corde, danser sur toute possibilité : avoir son génie dans les pieds

— renier, — et même dénigrer par moments — ses fins par ses moyens

— présenter une fois pour toutes un caractère qui cache que l’on en a cinq ou six autres

— ne pas avoir peur des cinq mauvaises choses : la lâcheté, la mauvaise réputation, le vice, le mensonge, la femme —

 

 

>>> (16 = W II 7a. Printemps-été 1888)

 

16 [5]

Voici qui donne le critère : plus terribles et plus grandes sont les passions qu’une époque, un peuple, un individu, peut se permettre, parce qu’il sait les utiliser comme moyens, plus haute est sa culture. Inversement : plus un homme est médiocre, faible, servile et lâche — plus vertueux en un mot — plus il prêtera d’étendue au règne du mal. L’homme le plus vil ne peut que voir partout le règne du mal (c’est-à-dire de ce qui lui est interdit et hostile). —

 

16 [6]

L’éducation : un système de moyens visant à ruiner les exceptions en faveur de la règle. L’instruction : un système de moyens visant à dresser le goût contre l’exception, au profit des médiocres. Vu ainsi, cela semble dur ; mais d’un point de vue économique, parfaitement rationnel. Du moins pour la longue période où une culture se maintient encore avec peine, où toute exception représente un gaspillage de force (quelque chose qui détourne, séduit, rend malade, isole). Une culture de l’exception, de l’expérimentation, du risque, de la nuance — une culture de serre pour les plantes exceptionnelles n’a droit à l’existence que lorsqu’il y assez de forces pour que même le gaspillage devienne « économique ».

 

16 [7]

Dominer les passions, non les affaiblir ou les extirper ! Plus grande est la domination souveraine de notre volonté, plus on peut donner libre cours aux passions. Le grand homme est grand par la marge de liberté qu’il laisse à ses appétits : mais lui-même est assez fort pour, de ces monstres, faire ses animaux domestiques...

 

16 [8]

L’ « homme bon » à chaque degré de civilisation, l’inoffensif et l’utile en même temps : une sorte de milieu, l’expression, dans la conscience collective, de celui que l’on n’a pas à craindre, et que l’on n’a, malgré tout, pas le droit de mépriser...

 

16 [10]

Les sommets de la culture et de la civilisation sont éloignés l’un de l’autre : il ne faut pas se méprendre sur l’antagonisme abyssal de la culture et de la civilisation. Les grands moments de la culture furent toujours, pour parler en termes de morale, des époques de corruption ; et, à leur tour, les époques voulues et provoquées de domptage (« civilisation ») de l’homme furent toujours des époques d’intolérance envers les natures les plus intellectuelles et les plus hardies. La civilisation veut autre chose que ce que veut la culture : peut-être quelque chose de radicalement opposé...

 

16 [83]

La nécessité des fausses valeurs.

On peut réfuter une opinion en montrant ce qu’elle a de contingent : cela ne supprime pas la nécessité de l’avoir. Les fausses valeurs ne peuvent être éliminées par des arguments rationnels : pas plus qu’une optique faussée dans l’œil d’un malade. Il faut comprendre la nécessité qu’elles existent : elles sont une conséquence de causes qui n’ont rien à voir avec des arguments rationnels.

 

 

>>> (23 = Mp XVI 4d. Mp XVII 7. W II 7b. Z II 1b. W II 6c. Octobre 1888)

 

23 [3]

Nous, les Hyperboréens.

1.

Si, autrement, nous sommes philosophes, nous, les Hyperboréens, il semble en tout cas que nous le soyons autrement que l’on était autrefois philosophe. Nous ne sommes absolument pas des moralistes... Nous n’en croyons pas nos oreilles, quand nous les entendons parler, tous ces gens d’autrefois. « Voici la voie du bonheur » — ainsi chacun d’entre eux nous saute dessus, avec une ordonnance à la main, et de l’onction plein sa gueule hiératique. « Mais que nous chaut, à nous, le bonheur ? » — demandons-nous, étonnés. « Voici la voie du bonheur » — continuent-ils, ces saints démons hurleurs : « et cela, ici, c’est la vertu, la voie nouvelle vers le bonheur ! »... Mais, nous vous demandons bien pardon, messieurs ! Que nous importe à nous, votre vertu ! A quoi bon chacun de nous va-t-il à l’écart, devient-il philosophe, rhinocéros, ours des cavernes, spectre ? N’est-ce pas pour se débarrasser du bonheur et de la vertu ? — Nous sommes par nature beaucoup trop heureux, beaucoup trop vertueux, pour ne pas trouver un peu tentant de devenir philosophes : c’est-à-dire immoralistes et aventuriers... Nous avons pour le labyrinthe une curiosité particulière, nous nous efforçons de faire la connaissance de Monsieur le Minotaure, dont on raconte des choses fort dangereuses ; que nous importe votre chemin qui mène en haut, et votre corde qui mène au-dehors ? qui mène au bonheur et à la vertu ? qui mène à vous, je le crains... Vous voulez nous sauver, nous, avec votre corde ? — Et nous, nous vous en prions instamment, pendez-vous avec cette corde !...

 

2.

Finalement : qu’y peut-on ? Il n’y a pas d’autre moyen de remettre en honneur la philosophie : il faut d’abord pendre les moralistes. Aussi longtemps que ceux-ci parlent de bonheur et de vertu, ils ne gagneront à la philosophie que les vieilles femmes. Regardons-les en face, tous ces sages célèbres depuis des millénaires : que des vieilles, que des femmes sur le retour, que des mères, pour parler comme Faust /11/. « Les Mères, les Mères ! Cela sonne si effroyablement ! » — Nous en faisons un danger, nous en modifions l’idée, nous enseignons la philosophie comme une idée mortellement dangereuse : comment pourrions-nous lui venir mieux en aide ? — Une idée sera toujours d’autant plus chère à l’Humanité qu’elle lui coûte plus cher. Si personne ne trouve à redire à sacrifier des hécatombes à l’idée de « Dieu », de « patrie », de « liberté », si l’Histoire est la grande vapeur qui monte de cette sorte de sacrifice, comment la prééminence de l’idée de « philosophie » sur des valeurs populaires telles que « Dieu », « patrie », « liberté », peut-elle se prouver autrement qu’en ce qu’elle coûte plus cher — de plus grandes hécatombes ?... Inversion de toutes les valeurs : cela coûtera cher, je le promets — —

 

/11/ cf. Goethe, Faust, v. 6217.

 

 

 

>>> (25 = W II 10b. W II 9d. Mp XVI 5. Mp XVII 8. D 25. W II 8c. Décembre 1888 – début janvier 1889)  

 

25 [1]      

La grande politique.

J’apporte la guerre. Pas entre les peuples : je ne trouve pas de mots pour exprimer le mépris que m’inspire l’abominable politique d’intérêts des dynasties européennes, qui, de l’exaspération des égoïsmes et des vanités antagonistes des peuples, fait un principe, et presque un devoir. Pas entre les classes. Car nous n’avons pas de classes supérieures, et, par conséquent, <pas> d’inférieures : ceux qui, dans la société d’aujourd’hui, tiennent le dessus, sont physiologiquement condamnés, et en outre — ce qui le prouve — si appauvris dans leurs instincts, devenus si incertains, qu’ils professent sans scrupule le principe opposé d’une espèce supérieure d’h<omme>

J’apporte la guerre, une guerre coupant droit au milieu de tous les absurdes hasards que sont peuple, classe, race, métier, éducation, culture : une guerre comme entre montée et déclin, entre vouloir-vivre et désir de se venger de la vie, entre sincérité et sournoise dissimulation... Si toutes les « classes supérieures » prennent parti pour le mensonge, elles ne l’ont pas librement choisi — elles ne peuvent faire autrement : on n’est pas libre de tenir à distance les mauvais instincts. — Il n’y a pas de cas qui montre mieux à quel point la notion de « libre arbitre » a peu de sens : on dit « oui » à ce qu’on est, on dit « non » à ce qu’on n’est pas... Le nombre parle en faveur des « chrétiens » : la trivialité du nombre... Après avoir traité pendant deux millénaires l’Humanité à coups d’absurdités physiologiques, il faut bien que la dégénérescence et la confusion des instincts aient pris le dessus. N’est-elle pas à faire frémir, l’idée que ce n’est que depuis 20 ans à peu près que sont traitées avec rigueur, avec sérieux, avec sincérité, les questions les plus immédiatement importantes : celles de l’alimentation, de l’habillement, de la cuisine, de la santé, de la procréation

Premier principe : la grande politique veut que la physiologie soit la reine de toutes les autres questions : elle veut créer un pouvoir assez fort pour élever l’Humanité, comme un tout supérieur, avec une dureté sans ménagement, contre tout ce qu’il y a de dégénéré et de parasitique dans la vie, — contre ce qui pervertit, contamine, dénigre, ruine... et voit dans l’anéantissement de la vie l’emblème d’une espèce supérieure d’âme.

Deuxième principe : Guerre à mort contre le vice : est vicieuse toute espèce de contre-nature. Le prêtre chrétien est l’espèce d’homme la plus vicieuse : car il enseigne la contre-nature.

Deuxième principe : créer un parti de la vie, assez fort pour la grande politique : la grande politique fait de la physiologie la reine de toutes les autres questions, — elle veut élever l’Hu<ma>nité comme un tout, elle mesure la place des races, des peuples, des individus, d’après leur [—], d’avenir, d’après la garantie de vie que comporte leur avenir, — elle met impitoyablement fin à tout ce qui est dégénéré et parasitaire.

Troisième principe. Le reste en découle.