MAÎTRE ECKHART 1260-1329


L'expulsion des vendeurs du temple (Matthieu, XXI, 12.)

 

 

......Nous lisons dans le saint Evangile que Notre-Seigneur alla dans le temple et se mit à jeter dehors ceux qui y achetaient et vendaient et dit à ceux qui avaient des colombes à vendre: ôtez ça de là!

......Il donne par là à entendre sans ambiguïté qu'il veut que le Temple soit propre. Il explique : J'ai un droit sur ce temple et veux être seul dedans, en être seul maître!

......Quel est donc ce temple où Dieu veut exercer puissance et maîtrise suivant sa volonté ?

......C'est l'âme de l'homme qu'il a si bien créée et formée à son image. Comme nous lisons que Dieu dit : "Faisons l'homme à notre image et ressemblance !" Et c'est ce qu'il a fait et créé l'âme de l'homme si proche de lui-même qu'au ciel et sur la terre rien n'est si pareil à Dieu que l'âme de l'homme ! Si donc Dieu veut que le temple soir propre c'est pour qu'il n'y ait aussi absolument rien d'autre que lui-même: parce que ce temple ne lui plaît vraiment que quand il est ainsi exactement adaptée à lui-même, et qu'il ne se plaît réellement dans ce temple que quand il est seul dedans.

......Or, remarquez-le bien : qui étaient les gens qui y achetaient et vendaient --- et quels sont-ils encore ?

......Comprenez-moi bien : je ne parlerai aujourd'hui absolument que des gens de bien, et pourtant je vais maintenant exposer ce qu'étaient, et sont encore, les "marchands" que Notre-Seigneur poussa et jeta dehors --- et il agit encore de même vis-à-vis de tous ceux qui achètent et vendent dans ce temple : il ne veut pas en laisser une seul de cette espèce ! --- Voyez, chers enfants, tous ceux-là sont des marchands : qui se gardent des grosses fautes et seraient volontiers de bonnes personnes et font leurs oeuvres pour l'amour de Dieu, jeûnent, veillent, prient, et quoi encore, font des bonnes oeuvres de toute espèce : et pourtant les font dans l'intention que Notre-Seigneur leur donne quelque chose en échange ou leur fasse ce qui leur agréable. Tous ces gens-là sont des marchands ! Tout à fait dans le sens vulgaire du mot. Car ils veulent donner l'un en échange de l'autre, veulent ainsi faire des affaires avec Notre-Seigneur : et ils se trompent dans ce marché. Car tout ce qu'ils ont et peuvent accomplir, ils le donnent en vertu de Dieu. C'est pourquoi Dieu ne saurait être redevable à leur égard de rien du tout ni en dons ni en actions, à moins qu'il ne veuille le faire gratuitement de bon gré. Car ce qu'ils sont ils le sont par Dieu et ce qu'ils ont ils le tiennent de Dieu et non d'eux-mêmes. Mais ensuite Dieu ne leur est redevable de rien non plus pour ce qu'ils donnent et accomplissent, il peut tout au plus leur donner quelque chose volontairement --- par grâce ; mais non pas en considération de leurs actions ou de leurs dons. Car à vrai dire ils ne donnent pas du leur et n'agissent pas non plus par eux-mêmes. Comme l'a dit le Christ : "Sans moi vous ne pouvez rien faire." Ce sont de méchants fous ceux qui veulent ainsi faire les marchands avec Notre-Seigneur, ils entendent bien peu de choses, si ce n'est rien, à la vérité ! C'est pourquoi Dieu les jeta et les chassa hors du temple. Lumière et ténèbres ne peuvent subsister ensemble. Dieu est la vérité, il n'est en soi que lumière. S'il vient donc en ce temple il chasse l'ignorance et l'obscurité et se révèle lui-même par la lumière et par la vérité. C'est alors que les marchands sont chassés : quand nous devenons conscients de la vérité. Elle n'a nul vesoin de la gent commerçante. Dieu ne cherche pas son avantage. Dans toutes ses oeuvres il est libre et dégagé et les accomplit par pur amour. C'est aussi ce que fait l'homme qui est devenu un avec Dieu : lui aussi se tient libre et dégagé dans toutes ses oeuvres et les accomplit par amour, sans un pourquoi, pour la seule gloire de Dieu et n'y cherche pas son avantage. C'est Dieu qui fait cela en lui !

......Je souligne qu'aussi longtemps que l'homme cherche quoi que ce soit avec ses oeuvres, qu'il désire que dieu lui donne quoi que ce soit, maintenant ou un jour, il est pareil à ces marchands ! Si tu veux une bonne fois t'affranchir de tous ces trafics de commerçants, fais tout ce que tu peux en bonnes oeuvres, honnêtement, à l'unique louange de Dieu : et n'en sois pas moins dégagé de tout cela comme quand tu n'existais pas. Tu ne dois rien vouloir avoir en échange ! Quand tu agis dans de telles dispositions, tes oeuvres sont inspirées et divines. Ce n'est que quand l'homme n'a que Dieu dans le coeur que les négociants sont vraiment chassés du temple.

......Bon ! Le temple serait donc par là purifié de tous les commerçants. Envisageons maintenant un point de vue plus élevé auquel nous conduit cet évangile. A l'exemple de ceux qui sont bien dans ces pures dispositions pour faire leurs oeuvres et pourtant sont empêchés d'arriver à leur but par le fait qu'ils restent encore et toujours occupés à trafiquer avec le monde fini : comparables en cela aux changeurs dont le Seigneur renversa les bancs et les chaises et à ceux qui vendaient des colombes. Il ne chassa pas ces gens, il ne les châtia pas durement : il leur dit presque avec bonté : "Mettez donc cela dehors !" Comme s'il voulait dire : ce n'est pas que ce soit méchant, mais cela cause du trouble et est préjudiciable à la cause ! Car encore qu'un pareil trafic ait été originellement entrepris par certains dans une bonne intention, il était pourtant déplacé et avait tourné par la suite en un mauvais usage de la convoitise plus qu'en un service du culte divin. C'est ainsi qu'il en est également de ces gens. Car bien qu'ils aient la meilleure intention, fassent honnêtement leurs oeuvres pour l'amour de Dieu et n'y cherchent pas leur avantage, ils ne s'acquittent pas moins de leur tâche d'une façon servile, prisonniers du temps et du nombre, de l'avant et de l'après. Avec de telles oeuvres ils font seulement obstacle à leur ascension jusqu'à la plus haute et la dernière marche, celle qui consiste à être aussi libre et dégagé que Notre-Seigneur Jésus-Christ : qui en tout temps se conçoit à nouveau, en dehors du temps, de son Père céleste et en manière de remerciement se réengendre déjà au même instant, sans trêve, dans la magnificence du Père, dans une dignité égale. C'est ainsi que l'homme devrait être aussi, l'homme qui voudrait devenir réceptif de la plus haute vérité et vivre en elle : sans aucun avant ni après, sans être gêné par toutes ses oeuvres, par toutes les images qu'il se représente, libre et détaché, et prêt en cet instant même à recevoir à nouveau le don de Dieu et l'en remercier en le réengendrant tout entier déjà dans le même trait de lumière, en Notre-Seigneur Jésus-Christ.

......Le temple, étant ainsi purifié de tous ceux qui le travestissaient, a donc désormais belle apparence et brille, pur et rayonnant, au-dessus de tout ce que Dieu a créé, en sorte que personne ne peut soutenir son éclat, que seul le Dieu incréé. Tout ce qui dans la hiérarchie est inférieur aux anges ne peut absolument pas se comparer à ce temple. Et les anges les plus sublimes eux-mêmes ne l'égalent, je veux dire n'égalent l'âme noble, que d'une certaine façon et pas en tout. Ils l'égalent en connaissance et en amour. Pourtant à eux est assigné un but au-delà duquel ils ne peuvent aller. L'âme peut bien passer outre. Si une âme --- l'âme d'une homme qui vivrait encore dans la temporalité --- était au même niveau que l'ange le plus sublime, l'homme serait en état, en vertu de sa liberté, d'arriver plus loin que l'ange, qui sait de combien. Lui qui est à chaque instant nouveau, sans mesure ni manière, élevé au-dessus des limites des anges et de toute raison finie ! Seul Dieu est libre et non devenu : lui seul ressemble à l'âme par la liberté --- bien qu'il ne lui ressemble pas par son non-devenir ; car l'âme est créée. Mais si elle arrive dans la lumière sans mélange, elle chavire dans le néant de son moi propre : si éloignée par là de sa propre finitude qu'elle ne peut absolument pas par elle-même revenir dans son moi fini : alors Dieu, avec sa plénitude d'essence non devenue, se substitue à ce "néant" d'âme et lui donne lui-même consistance, lui, l'être de l'être. L'âme avait osé s'anéantir, d'elle-même elle ne pouvait plus revenir à elle, tant elle était allée loin, en elle : dès lors lui prêter son appui était simplement le devoir de Dieu !

......Ainsi donc, il n'y a plus personne à l'intérieur que Jésus seul, et voici qu'il commence à parler dans le temple de l'âme. Chers enfants ! tenez-vous-le pour dit : si quelqu'un d'autre que Jésus veut parler dans ce temple, il se fait comme s'il ne se sentait pas chez lui. Et il n'est en effet pas chez lui dans cette âme, car elle a des hôtes étrangers avec lesquels elle veut s'entretenir. Mais si Jésus doit parler dans l'âme il faut qu'elle soit seule et se taise elle-même, si elle veut entendre Jésus.

......Bon ! Le voilà donc qui entre et qui commence à parler. Que dit-il ? Il dit ce qu'il est. Qu'est-il donc ? Une parole du Père ! Parole dans laquelle le Père s'exprime lui-même ainsi que toute la nature divine --- ce qu'il est, tel qu'il le connaît ; et il le connaît tel que c'est : il est aussi parfait dans son connaître que dans son pouvoir. C'est pourquoi il est également parfait dans son parler : en disant "la parole" il s'exprime lui et le monde comme une autre Personne. Et il lui donne la même nature qu'il a. Et il exrpime dans cette parole, comme étant de même condition qu'elle, tous les esprits raisonnables, en sorte que, de même que cette parole est cachée, qui pourtant apparaît en évidence éclairante dans la Fils, de même chaque esprit est une parole en Dieu même. Non pas de toute manière égal à cette parole : mais il est donné aux esprits la possibililité de recevoir dans la grâce la pleine égalité avec la parole telle qu'elle est en Dieu même.

......Le Père a dit tout ceci : le verbe est tout ce qui est dit avec le verbe. Alors on demandera ce que Jésus dit donc dans l'âme. Je l'ai déjà dit, chers enfants : le contenu de ce qu'il dit est qu'il se manifeste lui-même ainsi que tout ce que le Père a dit par lui --- selon la mesure où l'esprit est capable de le recevoir.

......En premier lieu il manifeste la souveraine puissance paternelle, dans l'esprit aussi, comme une force immense. Quand l'esprit prend, en sa qualité de fils, possession de cette force il acquiert le pouvoir de franchir toutes les étapes dans la voie du progrès, en sorte qu'il est à la hauteur de toute exigence et devient puissant en vertu et pureté parfaite. En sorte qu'il n'y a amour ni souffrance, ni rien de ce que Dieu a créé dans ce monde temporel, qui puisse désormais troubler l'homme : dominant la situation il se tient inébranlable, comme une force divine vis-à-vis de laquelle toutes choses sont chétives et impuissantes à faire prévaloir leur volonté.

......En second lieu Notre-Seigneur se manifeste dans l'âme avec une sagesse sans mesure. N'est-il pas lui-même le savoir dans lequel le Père se connaît lui-même avec toute sa majesté paternelle ; et "parole" et "sagesse" y compris tout ce qui y est enfermé, tout cela est le même Un pur et simple. Quand cette sagesse s'unit à l'âme, tout doute, toute erreur et toute obscurité, tout cela est dépouillé d'un seul coup : l'âme est transplantée dans une pure vérité, qui est Dieu même. Comme le dit le prophète : "Seigneur, dans ta lumière nous verrons la lumière !" Cela signifie : à ta lumière on deviendra conscient de la lumière dans l'âme. Alors Dieu est connu par Dieu dans l'âme. Ainsi par cette sagesse elle se connaît elle-même et toutes choses. Et de même la sagesse elle-même dans sa propre lumière. Et en vertu de la même sagesse le Père dans sa majesté en tant que puissance génératrice féconde. Et en outre aussi l'essence dans sa stabilité, en tant qu'unité recouvrée, avant toute séparation.

......Troisièmement Jésus se manifeste avec une douceur et une exubérance sans mesure, jaillissant de la force de l'Esprit saint, et ruisselant, débordant, s'écoulant avec une surabondante plénitude dans tous les coeurs susceptibles de le recevoir.

......Quand Dieu se manifeste dans une telle exubérance de tendresse et devient un avec l'âme : alors l'âme pleine de cette délicieuse surabondance reflue dans son moi et de là à nouveau --- si Dieu le veut --- au travers de toutes choses avec violence elle retourne directement à sa source ! Alors l'homme extérieur est obéissant à son double intérieur jusqu'à la mort et vit désormais en tout temps dans une paix immuable au service de Dieu.

......Puisse Jésus venir aussi en nous pour chasser et expulser tout ce qui défigure notre corps et notre âme, en sorte que nous devenions un avec lui, ici-bas sur terre et là-haut dans le royaume du ciel, qu'à cela Dieu nous aide éternellement ! Amen.

 

Traduit de l'allemand par Paul Petit, éd. Tell, Gallimard, 1942

Note en bas de page: Imprimé à Bâle en 1521. Pfeiffer, sermon n°6. Authentifié par l'écrit de justification de 1326.