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This is quite useless » Le cahier noir
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Le cahier noir

François Mauriac a publié ce texte en 1943, sous pseudonyme en Suisse. Extraits.

Et nous aussi, du fond de l’abîme, nous crions que l’événement nous justifie. La séparation de la politique et de la morale, que nous dénoncions de toutes nos faibles forces, a couvert, et continue de couvrir le monde entier de sang. Machiavel est le père du crime collectif ; il le prépare et l’organise ; il le légitime, le justifie, le glorifie. Certes cet assassin éternel ne se trouve pas toujours dans le même camp ; nous ne sommes pas si pharisiens que de le prétendre ! Mais nous savons de quel côté il sévit en Europe depuis douze ans — avec quelle furieuse virulence.
Nous ne rougissons pas d’avoir voulu que cette loi morale qui régit les rapports individuels règne aussi entre les nations. Nous n’étions pas naïfs au point de croire que Machiavel pût jamais être tout à fait vaincu en nous et autour de nous. Nous nous souvenions, dans le « Second Faust », de cette méditation sur le champ de bataille de Pharsale : « Combien de fois s’est-elle renouvelée, cette lutte, songe Goethe ; elle se renouvellera toujours et de toute éternité : nul ne veut céder l’empire à l’autre. » Nous nous rendions à cette évidence. Mais il nous suffisait que l’Europe tâtonnante avançât vers un monde où Machiavel aurait pu être dans une certaine mesure dominé, grâce à l’organisation de la force au service de la justice. C’est assez de la patience de quelques hommes obstinés qui rament à contre-courant pour tenir Machiavel en respect…
Notre malheur, ce fut de naître à la vie publique au lendemain de l’autre guerre, lorsque l’Europe semblait avoir pris en dégoût la liberté. Qu’il a paru démodé, tout à coup, en 1919, ce vieux pays saigné à blanc pour une cause à laquelle les peuples ne croyaient plus ! Je me souviens d’avoir fait rire des garçons, vers ce temps-là, en leur citant le mot orgueilleux par lequel Saint-Just achevait son projet de constitution : « Le peuple français vote la liberté du monde ! »
Nous avons mis du temps à reconnaître que cette foi en la liberté s’était éteinte au cœur des nations. Un de nos amis pourtant l’a découvert et l’a proclamé, alors que les noms de Mussolini et de Hitler n’avaient pas encore retenti sur l’Europe. Le 1er septembre 1919, Jacques Rivière, au sortir d’une longue captivité, écrivait dans la Nouvelle Revue Française : « Il n’est pas bien sûr que le monde ait besoin de cette liberté que nous lui avons acquise au prix de si monstrueux sacrifices. Il n’est pas bien sûr que la liberté soit aujourd’hui son vœu le plus cher, l’aliment dont il ait le plus faim. On peut en douter. On est en droit de s’inquièter s’il n’aurait pas par hasard de tout autres appétits. Il semble bien que la demande en matière de liberté soit, pour l’humanité prise dans son ensemble, de beaucoup en dessous de l’offre que nous lui en faisons. Il est à craindre que le marché ne soit pas du tout ce que nous avions supposé. Nous risquons fort de rester avec notre stock sur les bras… »
Jacques Rivière est mort trop tôt pour savoir qu’il était un étonnant prophète. Il a fallu, pour que ressuscitât l’amour de la liberté au cœur des peuples, l’épreuve du bâillon et du carcan, le massacre de races entières, la déportation de la classe ouvrière européenne, des supplices d’enfants, une horreur inconnue depuis les Assyriens. De nouveau la France a son mot à dire. Son mot : Liberté.
Un autre malheur : c’est un fait que jamais l’individu ne nous parut plus médiocre qu’à ce moment de notre histoire, entre les deux guerres. A en croire Nietzsche, l’individu n’est devenu fort que dans les circonstances inverses de celles où notre civilisation libérale se complaisait. Que lui répondre ? Oserions-nous soutenir que la démocratie occidentale a sauvegardé la dignité de l’homme, dont elle se fait aujourd’hui le champion ? Prolétariat : millions d’esclaves dont la Maçonnerie et le grand Patronat, et chacun de nous, bourgeois, avions crevé les yeux et qui tournaient pour nous la meule, dans les sombres villes… Mais Samson, lui, sous le fouet des Philistins, levait vers le ciel ses yeux d’aveugles. Le Pernod, le « Vél’ d’Hiv’ », le bordel, quelles raisons de vivre ! Là encore, il a fallu toucher le fond de l’abîme pour retrouver l’espérance. Les martyrs rendent témoignages au peuple. Seule la classe ouvrière dans sa masse aura été fidèle à la France profanée.
[...]
Il nous faut vaincre cette tentation de mépriser l’homme. L’adversaire gagnerait sur nous dans la mesure où nous céderions à ce mépris qui est le fondement de sa doctrine. Dans une préface au Prince, de Machiavel, Mussolini approuve et même dépasse le pessimisme de son maître touchant la nature humaine : « S’il m’était permis de juger mes semblables et mes contemporains, avoue le Duce, je ne pourrais d’aucune manière atténuer le jugement de Machiavel. Peut-être devrais-je l’aggraver… » C’est que le mépris de l’homme est nécessaire à qui veut user et abuser de l’homme. On ne peut se servir, comme d’un instrument à toutes fins, d’une créature immortelle et quasi divine. C’est pourquoi ils avilissent d’avance leurs victimes.
N’entrons pas dans leur jeu : que notre misère ne nous aveugle jamais sur notre grandeur. Quoi que nous observions de honteux autour de nous et dans notre propre cœur, ne nous décourageons pas de faire crédit à l’homme : il y va de notre raison de vivre — de survivre.
D’ailleurs le spectacle immonde que trop de Français nous donnent en présence de l’ennemi, ne t’imagine pas qu’il soit nouveau. La police française devenue, par la grâce de Vichy, une garde-chiourme, les trafiquants du marché noir, les hommes d’affaires et de lettres que l’armée d’occupation enrichit, cette humanité hideuse appartient à une espèce éternelle. En janvier 1796, Mallet du Pan écrivait déjà : « Chacun cherche à se tirer coûte que coûte, c’est-à-dire par mille moyens infâmes, de la détresse générale… On ne pense qu’à soi, et puis à soi, et toujours à soi… »
Nous ne nous crevons pas les yeux ; nous mesurons l’être humain d’un regard lucide ; mais cette clairvoyance même nous met en garde contre la facilité du mépris : au delà d’une fausse élite et de tout ce qui grouille à la surface, elle nous aide à découvrir ceux qui ont choisi de s’immoler. Après tout, sur la scène demeurée vide, le prince du chiqué et de la boursoufflure, M. de Montherlant, presque seul, exhibe son numéro. Dans le grand silence d’après le désastre, nous n’entendons plus guère que Matamore qui fait le brave contre Dieu. Pour quelques écrivains français qui à Weimar se tinrent au garde-à-vous devant le Dr Goebbels, pour quelques peintres et sculpteurs qui ne comprirent pas que ce qu’ils incarnent dépasse infiniment leur médiocre personnage, et qu’ils allaient humilier devant l’ennemi des siècles de l’art le plus illustre, pour ce honteux petit troupeau, combien de femmes et d’hommes risquent leur vie, souffrent et meurent sous le feu des pelotons !
Ne cédons pas à la facilité du mépris — ne cédons pas surtout à la facilité du désespoir. En juin 40, à la première page de ce « Cahier Noir », j’écrivais un mot de Grimm : « La cause du genre humain est désespérée… » Proclamons notre foi en cette cause perdue. Le vieux Goethe, au seuil de son éternité, ne voulait plus donner un regard ni une pensée à la politique de ce monde, à ce qu’il appelait « un brouillamini d’erreurs et de violences… ». Ce brouillamini est notre affaire propre ; il nous concerne et nous serons des lâches si nous cédons à cette autre facilité : celle du détachement.
Même les chrétiens, ce n’est pas détachement-là qui leur est proposé. Le Dieu qu’ils servent, ce Dieu qui leur a donné un cœur capable de le connaître et de l’aimer, s’est si peu détourné de la sanglante histoire des hommes qu’il s’y est engouffré : « Et le verbe s’est fait chair et il a habité parmi nous. » De sorte que bien loin qu’ils aient le droit de fuir les hommes en Dieu, il leur est enjoint de retrouver Dieu dans les hommes. Qu’ils le cherchent d’abord et qu’ils le trouvent dans ceux qui souffrent persécution pour la justice, chrétiens ou païens, communistes ou Juifs, car de ceux-ci la ressemblance avec le Christ est en raison directe des outrages qu’ils endurent : le crachat sur la face authentifie cette ressemblance.