...Décembre 2006. Sylvain a quelque chose en tête. Ou plutôt il a quelque chose à se sortir de la tête, du corps, exorcisme : Beckett, L'innommable... Il a travaillé sur ce texte pour un examen l'été précédent, maintenant il faut en faire quelque chose, pour que ça sorte, qu'il puisse trouver un équilibre nouveau, avec l'innommable non plus dans sa tête mais dans le monde.
...Alek, Ricardo, Mathias... Cellule bleue de crise.
...Les choses se mettent en place très vite, les idées fusent, plusieurs versions de mise en scène se succèdent jusqu'à fin janvier, on commence à recruter les acteurs, les démarches pour s'inscrire au Festival de théâtre universitaire de Lausanne vont bon train. Les rôles se dessinent tandis que le quatuor trouve ses marques au tensio-mètre.
...Nous contactons Jacques Roman, poète et acteur de talent, qui donnera sa voix à l'innommable. Heures intenses, celles de l'enregistrement : Jacques nous offre un corps d'affects à fleur de sang, le texte de Beckett prend les accents de la liturgie sauvage dont nous avions rêvé.
...Dans l'intervalle, la réalisation scénique a débuté : une troupe composite... Vanessa, prof de dessin, avec son tonus et sa joie de vivre contagieuse ; Anne-Lise, danseuse de physique et d'humeur, légère, directe ; Emmanuella, frêle et timide danseuse-couturière ; Stéphane et Pierrick, surgissant comme de beaux diables des matchs d'improvisation et des jeux de rôle grandeur nature dont ils ont l'usage ; le premier bel amateur de poésie, ménestrel, tonitruant par goût du corps ; le second, roublard des steppes, fou du roi, l'oeil vif, l'humour perçant ; et puis Sylvain, le corps d'exorcisme, tendre, brouillon bouillonnant, la vie comme elle vient, profondément désirée. Troupe à laquelle il faut soustraire l'opérateur de la mise en scène, Mathias (j'écris ces lignes) : j'ai pu mettre en pratique, avec bonheur, mes recherches théoriques sur le théâtre d'Antonin Artaud.
...Et ce tableau ne serait pas complet sans Tamara, notre costumière, fine marguerite aux éclats terrestres et métalliques ; sans Manu, présence constructive, promis à une gestion des lumières qui n'eut jamais lieu. De leurs côtés, Ricardo et Alek menaient d'autres danses, et l'opérateur passait d'un pont à l'autre en faisant des cabrioles au-dessus des mers pour ne pas se noyer. Alek rapporta de ses pérégrinations des sons envoûtants, turbulents, lancinants... Une bande-son mêlant la voix de Jacques à ces tubulures en résulta, cadrée par les exigences (chronométrées) de la mise en scène. De son côté, Ricardo continuait de penser l'image et les agencements vidéos, venant réguliérement assister aux répétitions pour nous conseiller d'un oeil extérieur.
...Le théâtre devait être disposé comme suit : les spectateurs seraient placés au centre de la pièce, dans un carré de 8m sur 8m, tous tournés dans la même direction. En face d'eux, un écran blanc. Au-dessus de l'écran, accrochée, une caméra. Et au-dessus d'eux, à la verticale, un projecteur. Les images chamarrées et bruitistes produites par Ricardo seraient alors projetées sur les spectateurs ; les spectateurs ainsi illuminés seraient filmés, et l'image filmée renvoyée dans un ordinateur où R mixerait cette image avec de nouveaux bruits, l'image-mvt résultante étant projetée sur l'écran blanc par un second projecteur situé derrière les spectateurs. Il devait s'agir de mettre le spectateur en face de sa propre déformation, de le faire participer visuellement au devenir-innommable de la pièce.
...Les autres sens n'étaient pas laissés à l'abandon. Pour l'ouïe tout d'abord : quatre haut-parleurs situés aux quatre angles du carré des spectateurs, par lesquels la bande-son devenait un corps tournant, avec des vitesses de rotation variant selon les moments de la mise en scène et des mouvements des acteurs. Le toucher, c'étaient les mouvements des acteurs qui, par quatre, tournaient autour des spectateurs, condensant ceux-ci vers l'oeil sans nom et immobile du cyclone. La vision des acteurs, tantôt projettant des ombres chinoises depuis derrière l'écran, tantôt tournoyant autour du parc humain, se mêlait aux images projetées, à la sueur, au goût des muscles inaltérables et comme brisés d'avance de la perception en acte du théâtre ainsi délivré.
...Pourquoi cette pièce n'a-t-elle pas eu lieu ? La réponse est banale : par un malentendu étrange, les droits d'auteurs n'avaient pas été demandés, et lorsque, la semaine où devait avoir lieu la représentation, les organisateurs du festival ont contrôlés leurs listings, le fait nous fut signalé. Nous nous adressons aussitôt aux Editions de Minuit qui possèdent les droits des oeuvres de Beckett, pour nous voir répondre qu'il est tout à fait hors de propos de présenter au théâtre un texte que Beckett n'avait pas prévu à cet effet. L'écrivain a bloqué ses oeuvres dans les carcans des genres littéraires, et bien mal est pris qui croit pouvoir expérimenter librement à partir du travail de l'artiste. C'est que les morts, paraît-il, eux aussi ont leurs droits. Et certaines tombes ont leurs gardiens, qui veulent à toute force les garder fermées, dans une soi-disant fidélité à l'idée qu'un auteur se faisait de lui-même et de la vie. Beckett est une momie...
...Après quelques tentatives infructueuses pour trouver une nouvelle scène dans les délais qui nous étaient impartis, l'aventure de L'innommable prit fin, sans jamais avoir été accomplie sur un corps de spectateurs. L'ouvrage que nous avions accomplis, ensemble et séparément, nous avait nourris pourtant : les mains pleines, mais dans l'impossibilité de donner. L'étrangeté de ce coup d'arrêt, brusque et nous roulant au désespoir, nous laissa le sentiment d'avoir participé à quelque chose de dérangeant, d'atroce et de généreux. Nous n'avions fait que tourner autour de l'innommable : n'était-il pas dès lors de quelque valeur -- la valeur non de l'absurde, mais du non-sens, qui s'oppose à l'absence de sens comme le dit Deleuze -- que cette pièce n'ait pas lieu, qu'elle ne puisse pas être nommée ni attribuée dans l'être ? Pur devenir, c'est ainsi que je la comprend.
.................................................................. ...(MC, juillet 2008)