RAINER MARIA RILKE


Sonnets à Orphée
(1922)

 

 

 

 

Or, un arbre monta…

 

Or, un arbre monta, pur élan, de lui-même.

Orphée chante ! Quel arbre dans l’oreille !

Et tout se tut. Mais ce silence était

lui-même un renouveau : signes, métamorphose…

 

Faits de silence, des animaux surgirent

des gîtes et des nids de la claire forêt.

Il apparut que ni la ruse ni la peur

ne les rendaient silencieux ; c’était

 

à force d’écouter. Bramer, hurler, rugir,

pour leur cœur c’eût été trop peu. Où tout à l’heure

une hutte offrait à peine un pauvre abri,

 

— refuge fait du plus obscur désir,

avec un seuil où tremblaient les portants, —

tu leur dressas des temples dans l’ouïe.

 

 

 

 

 

 

Presque une enfant…

 

Presque une enfant, et qui sortait

de ce bonheur uni du chant et de la lyre,

et brillait, claire, dans ses voiles printaniers,

et se faisait un lit dans mon oreille.

 

Elle dormait en moi. Tout était son sommeil.

Les arbres jamais admirés, et ce sensible

lointain, et le pré un jour senti,

et tout étonnement qui me prenait moi-même.

 

Elle dormait le monde. Dieu poète,

comment la parfis-tu pour qu’elle n’eût désir

d’abord d’être éveillée ? Elle parut, dormit.

 

Où est sa mort ? Ah ! ce motif,

l’inventerai-je avant que mon chant se dévore ?

Où sombre-t-elle, hors de moi ?... Une enfant presque…

 

 

 

 

 

 

Un dieu le peut…

 

Un dieu le peut. Mais comment, dis,

l’homme le suivrait-il sur son étroite lyre ?

Son esprit se bifurque. Au carrefour de deux

Chemins du cœur il n’est nul temple d’Apollon.

 

Le chant que tu enseignes n’est point désir :

ni un espoir, enfin comblé, de prétendant.

Chanter c’est être. C’est au dieu facile.

Mais quand sommes-nous ? Et quand

 

met-il en nous la terre et les étoiles ?

Non, ce n’est rien d’aimer, jeune homme, même si

ta voix force ta bouche, — mais apprends

 

à oublier le sursaut de ton cri. Il passe.

Chanter vraiment, ah ! c’est un autre souffle.

Un souffle autour de rien. Un vol en Dieu. Un vent.

 

 

 

 

 

 

Est-il d’ici ?

 

Est-il d’ici ? Non, des deux

empires naquit sa vaste nature.

Plus adroitement ploierait le saule

quiconque eût d’abord connu ses racines.

 

En vous couchant, ne laissez sur la table

ni pain ni lait ; cela tire les morts.

Mais lui, l’enchanteur, lui, qu’il mêle

sous la douceur de sa paupière

 

leur apparence à tout ce qu’il a vu !

Que la magie du talisman, de la fumeterre

lui soit plus vraie que le clair rapport !

 

L’image valable, rien ne peut la lui détruire,

qu’elle soit en chambres, qu’elle soit en tombeaux,

qu’il chante la bague, la boucle, ou bien le broc.

 

 

 

 

 

Célébrer, c’est cela…

 

Célébrer, c’est cela ! Elu pour célébrer,

il jaillit tel le minerai des pierres

muettes. Son cœur, ô pressoir éphémère

d’un vin que l’homme ne peut épuiser.

 

Aucune mort n’atteint sa voix inextinguible

lorsqu’il est soulevé par l’exemple divin.

Tout se fait vigne et tout devient raisin,

mûrit au cœur de son midi sensible.

 

Ni dans leurs sarcophages, les rois en pourriture,

ni l’ombre, projetée sur la terre, des dieux

ne sauraient démentir son bienheureux transport.

 

Il est parmi les messages qui durent,

qui par delà les portiques des morts

lèvent des coupes pleines de fruits glorieux.

 

 

 

 

 

Il n’est que dans l’espace…

 

Il n’est que dans l’espace où l’on célèbre, que la plainte

peut marcher, la nymphe de la source pleurée,

veillant afin que ce qui de nous se condense

sur le même rocher demeure transparent

 

qui porte les autels et les portiques.

Vois, sur ses épaules tranquilles naître

l’aube de sa conscience d’être

la plus jeune parmi les sœurs dans l’âme.

 

Le bonheur sait et le désir avoue, —

la plainte seule apprend encore ; ses mains de jeune fille

comptent des nuits durant l’ancien désastre.

 

Mais tout à coup, d’un geste oblique et inexpert,

elle tient pourtant une constellation de notre voix

dans le ciel que son haleine ne trouble pas.

 

 

 

 

 

Seul qui éleva sa lyre…

 

Seul qui éleva sa lyre

au milieu des ombres,

peut en pressentant

rendre l’hommage infini.

 

Seul qui avec les morts

a mangé du pavot, du leur,

n’égarera pas même

le son le plus léger.

 

Le mirage dans l’étang

a beau parfois se troubler ;

connais l’image.

 

Dans l’empire double

les voix se font

tendres et éternelles.

 

 

 

 

 

Vous qui jamais ne me quittâtes…

 

Vous qui jamais ne me quittâtes,

je vous salue, antiques sarcophages

que l’eau heureuse des jours romains

parcourt en chanson pèlerine.

 

Ou ces autres, aussi ouverts que l’œil

d’un pâtre joyeux qui s’éveille,

— dedans pleins de silence et de lamiers —

d’où s’échappaient des phalènes enivrés ;

 

toutes celles que l’on arrache au doute

je les salue, bouches rouvertes,

mais qui ont su déjà ce que taire veut dire.

 

Le savons-nous, amis ? Ne le savons-nous point ?

L’heure hésitante forme l’un et l’autre

dans le visage humain.

 

 

 

 

 

Pomme ronde…

 

Pomme ronde, poire, banane

et groseille… Tout cela parle

de vie, de mort dans la bouche. Je sens…

Lisez plutôt sur le visage de l’enfant

 

lorsqu’il mord dans ces fruits. Oui, ceci vient de loin.

Sentez-vous l’ineffable dans votre bouche ?

Là où étaient des mots coulent des découvertes,

comme affranchies soudain de la pulpe du fruit.

 

Osez dire ce que vous nommez pomme.

Cette douceur qui d’abord se concentre,

puis, tandis qu’on l’éprouve, doucement érigée,

 

se fait clarté, lumière, transparence.

Son sens est double : terre et soleil.

Expérience, toucher : ô joie immense !

 

 

 

 

 

Nous côtoyons la fleur…

 

Nous côtoyons la fleur, le fruit, la vigne,

et la saison n’est pas leur seul langage.

De l’ombre monte une évidence coloriée

qui a l’éclat, peut-être, de la jalousie

 

des morts dont se nourrit la terre.

Mais savons-nous quel est leur rôle en tout cela ?

Depuis longtemps c’est leur manière

de traverser le sol de cette libre moelle.

 

Mais savoir : le font-ils de leur plein gré ?

Ce fruit, œuvre de lourds esclaves,

se tend-il vers nous, maîtres, comme un poing serré ?

 

Sont-ils les maîtres qui près des racines dorment,

et, de leur superflu, daignent nous accorder

cet entre-deux muet de force et de baisers ?

 

 

 

 

 

 

Dansez l’orange…

 

Retenez-le — ah, ce goût ! — qui s’échappe.

— Sourde musique : un murmure en cadence, —

Jeunes filles, vous, chaudes, jeunes filles, muettes,

du fruit éprouvé exécutez la danse !

 

Dansez l’orange. Qui peut oublier

comme de sa douceur se défendait le fruit,

en soi-même fondant. Vous l’avez possédé,

en vous exquisément vous l’avez converti.

 

Dansez l’orange. Ce pays plus chaud,

projetez-le : qu’elle rayonne, mûre,

dans l’air natal. Dévoilez, embrasées,

 

tous ses parfums, pour créer le rapport

avec l’écorce pure et rebelle,

avec le suc dont l’heureuse ruisselle.

 

 

 

 

 

 

Toi, mon ami…

s’adresse à un chien

Toi, mon ami, tu es solitaire, car…

Nous nous approprions par des mots et des gestes

le monde peu à peu : sans doute n’est-ce

que sa plus dangereuse et sa plus faible part.

 

Qui désigne du doigt une odeur ? —

Pourtant des forces qui nous menaçaient

tu en flaires beaucoup. — Les morts, tu les connais ;

les sorts et maléfices te font peur.

 

Vois, il s’agit qu’ensemble nous supportions

ce monde morcelé, comme s’il était tout.

A t’aider j’aurai peine. Et garde-toi surtout

 

de m’implanter dans ton cœur. Trop tôt je grandirais.

Mais prenant la main de mon maître, je dirai :

Seigner, voici. C’est Esaü dans sa toison.

 

 

 

 

 

L’ancêtre, au fond…

 

L’ancêtre, au fond, enchevêtré,

source et racine

secrète de tous ceux

qui jamais ne le virent.

 

Cor de chasse, cimier,

sentences de barbons,

haines de frères,

femmes telles des violons…

 

Rameau contre rameau serré ;

aucun n’est libre…

Un seul ! ah ! monte, monte…

 

Combien d’abord se rompent.

Celui-là seul, très haut,

se ploie en lyre.

 

 

 

 

 

 

Mais, ô maître, que te vouer…

 

Mais, ô maître, que te vouer, à toi

qui enseignas l’ouïe aux créatures ? —

Mon souvenir de ce jour de printemps :

un soir, en Russie — un cheval…

 

De là-bas, du bourg, venait l’étalon blanc,

traînant son piquet à l’entrave,

pour être seul dans la nuit sur les près ;

ah ! comme battait sa crinière bouclée

 

sur l’encolure, à la cadence hardie

d’un galop grossièrement contenu !

Et de son sang fougueux, quelles sources jaillies !

 

Celui-là, oui, sentait les étendues immenses,

Il entendait, chantait, — ton cycle de légendes

était fermé en lui.

       Son image, prends-la.

 

 

 

 

 

 

Nous dérivons…

 

Nous dérivons.

Mais le pas du temps

n’est pas tant

dans ce qui dure.

 

Tout ce hâtif

passera tôt ;

car seul vaut

ce qui, en demeurant, nous initie.

 

Garçons, ne jetez le cœur

ni dans l’élan

ni dans l’essor.

 

Tout est reposé :

ombre et clarté,

livre et fleur.

 

 

 

 

 

Respirer, invisible poème…

 

Respirer, invisible poème.

Toujours autour de moi,

d’espace pur échange. Contrepoids

où rythmiquement m’accomplit mon haleine.

 

Unique vague dont je sois

la mer progressive ;

plus économe de toutes les mers possibles, —

gain d’espace.

 

Combien de ces lieux innombrables

étaient déjà en moi ? Maints vents

sont comme mon fils.

 

Me reconnais-tu, air, encore plein de lieux miens tantôt ?

Toi qui fus l’écorce lisse,

la courbe et la feuille de mes mots.

 

 

 

 

 

Comme un maître, parfois…

 

Comme un maître, parfois, la feuille,

vite approchée, du seul trait véritable délivre,

ainsi, souvent, les miroirs recueillent

le saint, l’unique sourire des jeunes filles,

 

lorsqu’elles essaient le matin, toutes seules,

ou dans l’éclat des lumières serviables.

Et sur l’haleine de leurs vrais visages

ne tombe plus tard qu’un reflet.

 

Combien d’yeux ont regardé, un jour,

brûler et s’éteindre longtemps le feu sous la cendre :

regards de la vie, perdus pour toujours !

 

Ah ! de la terre qui connaît les pertes ?

Seul qui, d’une voix à la gloire pourtant ouverte,

chanterait le cœur né au tout.

 

 

 

 

 

Miroirs

 

Miroirs, jamais encor savamment l’on n’a dit

ce qu’en votre essence vous êtes.

Invervalles du temps,

combles de trous, tels des tamis.

 

Vous gaspillez encor la salle vide

au crépuscule, profonds comme un bois.

Et le lustre traverse ainsi qu’une ramure

de cerf votre aire inaccessible.

 

Vous êtes quelques fois pleins de peinture.

Plusieurs semblent passés en vous, —

d’autres, vous les laissiez aller, farouches.

 

Mais la plus belle restera,

jusqu’à ce que dans ses joues lisses,

clair et défait, pénètre le narcisse.

 

 

 

 

 

Devance tous les adieux…

 

Devance tous les adieux, comme s’ils étaient

derrière toi, ainsi que l’hiver qui justement s’éloigne.

Car parmi les hivers il en est un si long

qu’en hivernant ton cœur aura surmonté tout.

 

Sois toujours mort en Eurydice — en chantant de plus en plus, monte,

remonte en célébrant dans le rapport pur.

Ici, parmi ceux qui s’en vont, sois, dans l’empire des fuites,

sois un verre qui vibre et qui dans son chant déjà s’est brisé.

 

Sois — et connais en même temps la condition du non-être,

l’infinie profondeur de ta vibration intime,

c’est qu’en une seule fois tu l’accomplisses toute.

 

Aux réserves dépensées et aux couvantes, aux muettes

réserves de la nature, à ses sommes ineffables,

ajoute-toi en jubilant, — et détruis le nombre.

 

 

 

 

 

 

Bouche de la fontaine

 

Bouche de la fontaine, ô bouche généreuse,

disant inépuisablement la même eau pure.

Masque de marbre devant la figure

de l’eau ruisselante. Et d’en arrière

 

les aqueducs s’en viennent. De loin.

Longeant les tombes, des pentes de l’Apennin

ils t’apportent ce chant qu’ensuite

laisse couler ton vieux menton noirci

 

dans l’auge ouverte. Oreille endormie,

oreille en marbre dans laquelle

tu murmures toujours…

 

Oreille de la terre. Elle ne parle donc

jamais qu’à elle-même ? Et quand s’interpose la cruche,

il lui semble que tu l’interromps.

 

 

 

 

 

 

O viens et va…

 

O viens et va. Toi, presque enfant, achève

pour un instant la forme de tes pas :

pure constellation de l’une de ces danses

par quoi la nature, sourde ordonnatrice,

 

un jour est surpassée. Car elle ne se mut,

pleinement attentive, que lorsque Orphée chanta.

D’un autre temps encor tu étais remuée,

à peine un peu surprise, quand un arbre, lentement,

 

pensait à marcher avec toi d’après son ouïe.

Tu savais encor l’endroit où la lyre

se levait, résonnant — la montée inouïe.

 

Pour elle tu tentais ces pas si beaux,

dans l’espoir qu’un jour vers la fête sans nuage

se tourneraient la marche de l’ami et son visage.

 

 

 

 

 

 

Sens, tranquille ami…

 

Sens, tranquille ami de tant de larges,

combien ton haleine accroît encor l’espace.

Dans les poutres des clochers obscurs,

laisse-toi sonner. Ce qui t’épuise

 

devient fort par cette nourriture.

Va et viens dans la métamorphose.

Quelle est ta plus pénible expérience ?

S’il te semble amer de boire, fais-toi vin.

 

Sois dans cette nuit de démesure

la force magique au carrefour des sens,

et le sens de leur rencontre singulière.

 

Que si le destin terrestre un jour t’oublie,

à la calme terre, dis : je coule.

A l’eau vive, dis : je suis.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

*

 

Sonnets à Orphée (1922), in Poésie, Rainer Maria Rilke,

traduction de Maurice Betz, éd. Emile-Paul frères, Paris, 1942.

 

Fin de la retranscription – Pantica – Lausanne, le mardi 20 décembre 2005, 00h05.