FRIEDRICH NIETZSCHE

 

L'état chez les Grecs

 

 

Friedrich Nietzsche

L’état chez les Grecs

In Cinq préfaces à cinq livres qui n’ont pas été écrits

Opc, Ecrits posthumes, 1870-1873, tome 1**, nrf, Gallimard, 1975

Traduction de Michel Haar et Marc B. De Launay

 

 

 

 

Préface

 

....Nous autres modernes avons sur les Grecs l’avantage de posséder deux concepts qui nous servent en quelque sorte de consolation face à un monde où tous se conduisent en esclave et où pourtant le mot « esclave » fait reculer d’effroi : nous parlons de la « dignité de l’homme » et de la « dignité du travail ». Tous s’échinent à perpétuer misérablement une vie de misère, et sont contraint par cette effroyable nécessité à un travail exténuant, qu’ensuite l’homme, ou plus exactement l’intellect humain, abusé par la « volonté », regarde ébahi, par moments, comme un objet digne de respect. Or, pour que le travail puisse revendiquer le droit d’être honoré, encore serait-il nécessaire qu’avant tout l’existence elle-même, dont il n’est pourtant qu’un instrument douloureux, ait un peu plus de dignité et de valeur que lui en ont accordé jusqu’ici les philosophies et les religions qui ont pris ce problème au sérieux. Que pouvons-nous trouver d’autre dans la nécessité du travail de ces millions d’hommes, que l’instinct d’exister à tout prix, ce même instinct tout puissant qui pousse des plantes rabougries à étirer leurs racines sur la roche nue !

....De cette épouvantable lutte pour l’existence, seuls peuvent émerger les individus qui seront tout aussitôt absorbés par les nobles et illusoires productions d’une civilisation artistique afin qu’ils ne parviennent surtout pas à un pessimisme dans l’action, que la nature abhorre en tant qu’il est véritablement contre-nature. Dans le monde moderne — qui, lorsqu’il s’identifie au monde grec, ne produit le plus souvent que monstruosités et centaures, et où l’homme isolé, pareil à la créature dont il est question au début de l’Art poétique d’Horace, est un assemblage bigarré fait de pièces et de morceaux — se manifestent, souvent chez le même individu, à la fois l’avidité de la lutte pour l’existence et le besoin d’art. Cet amalgame anti-naturel a rendu nécessaire de justifier et de sanctifier la première tendance, l’avidité, plutôt que le besoin d’art. C’est pourquoi l’on croit à la « dignité de l’homme » et à la « dignité du travail ».

....Les Grecs n’ont pas besoin de pareilles hallucinations conceptuelles : chez eux, l’idée que le travail est un avilissement s’exprime avec une effrayante franchise, et une sagesse plus secrète qui parle plus rarement, mais qui est partout vivante, ajoute à cela que l’être humain est, lui aussi, un vil et pitoyable néant, le « rêve d’une ombre » [Pindare, Pythique, VIII, 99]. Le travail est un avilissement car l’existence n’a pas de valeur en soi ; mais même lorsque cette existence se pare du rayonnement trompeur des illusions de l’art et semble alors avoir réellement acquis une valeur en soi, l’affirmation que le travail est un avilissement n’en gardera pas moins sa validité. On a le sentiment qu’il est impossible à un homme luttant pour sa seule survie d’être un artiste. A l’époque moderne, ce n’est pas l’homme sensible au besoin d’art mais l’esclave qui détermine les représentations communes, car selon sa nature il ne peut garantir sa survie qu’en désignant de noms trompeurs toutes ses relations au monde. Des fantômes tels que la dignité de l’homme, la dignité du travail, sont les indigents produits de l’esclavage qui se dissimule à lui-même. Triste époque où l’esclave doit recourir à de pareils concepts, où il est incité à méditer sur lui-même et sur ce qui le dépasse ! Triste séducteur qui, avec le fruit de l’arbre de la connaissance, avait anéanti l’innocence de l’esclave ! Il lui faut désormais tenir bon, jour après jour, à l’aide de mensonge si transparent que tout regard pénétrant saura les reconnaître dans la prétendue « Egalité universelle » ou dans ce qu’on appelle les « Droits de l’homme » — de l’homme comme tel — ou dans la dignité du travail. Il ne lui est surtout pas donné de comprendre à quel niveau et à quelle hauteur on peut seulement se hasarder à parler de « dignité » ; savoir là où l’individu se dépasse lui-même complètement et n’est pas obligé de produire et de travailler afin d’assurer sa survie individuelle.

....Et même lorsqu’ils situent le « travail » à ce sommet, les Grecs sont parfois envahis par un sentiment qui tient de la honte. Plutarque, fidèle à l’instinct des anciens Grecs, raconte quelque part [Vie de Périclès, ch. 2] qu’aucun jeune homme bien né lorsqu’il regarde la statue de Zeus à Pise ne souhaitera d’être lui-même un Phidias, ou d’être un Polyclète en voyant la statue de Héra à Argos : pas plus il n’aura le désir d’être Anachréon, Philèle ou Archiloque, si grande soit en effet la jouissance qu’il tire de leurs poésie. Pour les Grecs, l’indigne concept de travail recouvre aussi bien la création artistique que tout artisanat vulgaire. Mais lorsque s’exerce en lui la force impérieuse de l’instinct artistique, il lui faut alors créer et se soumettre à cette nécessité du travail. Le Grec éprouve les mêmes sentiments qu’un père qui admire la beauté et les dons de son enfant, mais pense à l’acte qui l’a engendré avec quelque pudique répugnance. L’étonnement enthousiaste devant le Beau ne l’a pas aveuglé sur son devenir — qui, comme tout devenir dans la nature, lui apparaît comme une nécessité violente, comme un élan irrésistible vers l’existence. Le même sentiment qui fait de la procréation un acte à dissimuler pudiquement, quoique en cet acte l’homme serve un but plus élevé que celui de sa propre conservation, c’est également celui-là même qui jette un voile sur la naissance des grandes œuvres d’art bien qu’elles promeuvent une forme plus élevée d’existence, comme cet acte de procréation engendre une nouvelle génération. La honte semble ainsi intervenir là où l’homme n’est plus que l’instrument de manifestations de la volonté, d’infiniment plus d’envergure que sa propre figure individuelle et singulière.

....Nous possédons maintenant le concept général qui doit recouvrir le sentiment qu’éprouvent les Grecs à l’égard du travail et de l’esclavage ; ils considéraient l’un et l’autre comme un avilissement nécessaire — à la fois nécessité et avilissement — face auquel on éprouve de la honte : le but véritable de l’existence exige ces conditions préalables ; mais cette exigence recèle l’horreur et la férocité animale de la nature du Sphinx qui s’offre si joliment sous l’aspect d’un corps de vierge en glorifiant une vie civilisée que l’art rend libre. La culture, qui est avant tout authentique besoin d’art, repose sur un fondement terrifiant : celui-ci cependant ne se révèle que dans l’ambiguïté du sentiment de honte. Pour que l’art puisse se développer sur un terrain fertile, vaste et profond, l’immense majorité doit être soumise à l’esclavage et à une vie de contrainte au service de la minorité et bien au-delà des besoins limités de sa propre existence. Elle doit à ses dépends et par son sur-travail dispenser cette classe privilégiée de la lutte pour l’existence afin que cette dernière puisse alors produire et satisfaire un nouveau monde de besoins.

....Nous ne pouvons par conséquent que tomber d’accord pour avancer cette vérité cruelle à entendre : l’esclavage appartient à l’essence d’une civilisation ; vérité qui ne laisse à vrai dire subsister aucun doute quant à la valeur absolue de l’existence. C’est elle le vautour qui ronge le foi du pionnier prométhéen de la civilisation. La misère des hommes qui vivent péniblement doit être encore accrue pour permettre à un nombre restreint d’olympiens de produire le monde de l’art. Voilà d’où provient ce ressentiment qu’ont entretenu de tout temps les communistes et les socialistes, ainsi que leurs pâles rejetons, la blanche race des « libéraux », à l’encontre des arts, mais aussi à l’encontre de l’Antiquité classique. Si la civilisation était réellement laissée au gré d’un peuple, si d’inexorables puissances n’y régnaient qui soient à l’individu lois et limites, on verrait alors le mépris de la civilisation, la glorification de la pauvreté d’esprit, la destruction iconoclaste des exigences artistiques, ce serait bien plus qu’une insurrection des masses opprimées contre quelques frelons oisifs : ce serait un cri de compassion qui renverserait les murs de la civilisation ; l’instinct de justice, le besoin d’égalité dans la souffrance submergeraient toutes les autres représentations. Une compassion débordante a parfois ici et là, pour de brèves périodes, rompu effectivement toutes les digues élevées par la vie civilisée. Un arc-en-ciel d’amour compatissant et de paix est apparu à l’aube du christianisme et sous ses rayons naquit son plus beau fruit : l’Evangile selon Saint-Jean. Mais d’autres exemples montrent que de puissantes religions figent un degré déterminé de civilisation sur de longues périodes et fauchent impitoyablement tout ce qui est encore vigoureux et veut continuer de croître. N’oublions pas en effet que cette même cruauté que nous avons rencontrée au principe de toute civilisation appartient aussi à l’essence de toute religion puissante et surtout à la nature même du pouvoir qui est toujours mauvais ; aussi comprenons-nous également qu’une civilisation détruise la forteresse trop arrogante des prétentions religieuses au cri de liberté ou du moins de justice. Ce qui veut vivre c’est-à-dire ce qui ne peut vivre dans cette effroyable situation, est, au fondement de son essence, le reflet de la souffrance et de la contradiction originelles, et ne peut apparaître à nos yeux — instruments de mesure du monde et de l’univers — que comme l’insatiable avidité d’exister et l’éternel contradiction dans la forme du temps, et par suite comme devenir. Chaque instant dévore le précédent, chaque naissance est la mort d’êtres innombrables. La procréation, la vie et le meurtre sont une seule et même chose. Voilà pourquoi nous pouvons aussi comparer la glorieuse civilisation au vainqueur blessé et sanglant qui dans le cortège de son triomphe traîne avec lui en esclaves les vaincus enchaînés à son char : comme si une puissance lénifiante les avait aveuglés au point que, déjà presque broyés par les roues du char, ils continuent néanmoins à crier : « Dignité du travail ! » « Dignité de l’homme ! ». La brillante civilisation, comme Cléopâtre, continue à jeter les perles les plus inestimables dans sa coupe d’or : ces perles sont les larmes de compassion versées sur les esclaves et leur misère. Les gigantesques crises sociales proviennent de l’amollissement de l’homme moderne et non pas de la miséricorde véritable et profonde pour cette misère, et s’il devait s’avérer que les Grecs ont péris à cause de l’esclavage, il est bien plus certain que c’est du manque d’esclavage que nous périrons : esclavage qui n’a jamais paru choquant et encore moins répréhensible aux premiers chrétiens et aux Germains. Avec quelle émotion ne considérons-nous pas la vie du serf du Moyen-Age, le rapport juridique et morale intérieurement fort et doux qu’il entretient avec son seigneur et la limitation profonde de son existence étriquée — avec quelle émotion, mais avec quelle réprobation !

....L’homme qui peut réfléchir sans mélancolie sur la configuration de notre société et qui a appris à la comprendre comme l’enfantement douloureux et continuel de ces libres représentants de la civilisation au service desquels tous les autres doivent s’épuiser — cet homme-là sans doute ne sera plus trompé par l’éclat mensonger dont les modernes ont voilé l’origine et la signification de l’Etat. Que signifie en effet pour nous l’Etat, sinon l’instrument par lequel le processus social précédemment décrit est mis en marche et reçoit la garantie d’une continuité ininterrompue. Quelle que soit, chez l’individu, la puissance de son instinct de sociabilité, seule la poigne de fer de l’Etat peut contraindre les plus grandes masses à se fondre de sorte que se produise alors nécessairement cette séparation chimique de la société qu’accompagne sa nouvelle structure pyramidale. Mais d’où surgit cette soudaine puissance de l’Etat dont le but dépasse de loin la compréhension et l’égoïsme de chacun ? Comment est né l’esclave, taupe aveugle de la civilisation ? Les Grecs nous l’ont révélé à travers l’instinct qu’ils avaient du droit des gens qui même à l’apogée de leur moralité et de leur humanité n’a pas cessé de proclamer de sa voix d’airain des maximes comme celles-ci : « Au vainqueur appartient le vaincu avec femme et enfant, corps et biens », « La force donne le premier droit » et « Il n’y a pas de droit qui, en son principe, ne soit abus, usurpation, violence. »

....Nous voyons là de nouveau avec quelle impitoyable opiniâtreté la nature s’est forgé — pour parvenir à la société — le cruel instrument qu’est l’Etat, c’est-à-dire ce conquérant à la main de fer qui n’est rien d’autre que l’objectivation de l’instinct que nous venons de décrire. Si l’on considère la grandeur et la puissance illimitées de tels conquérants, on devine qu’ils ne sont que les instruments d’un dessein qui se révèle à travers eux et pourtant se dissimule à leurs propres yeux. Tout comme si une volonté magique émanait d’eux, des forces plus faibles s’y rallient avec une mystérieuse rapidité et, devant le déferlement soudain de ces avalanches de violence et sous le charme de ce noyau créateur, elles se métamorphosent miraculeusement en une affinité inconnue jusqu’alors.

....On s’aperçoit alors combien ceux qui viennent d’être asservis se préoccupent peu de l’effroyable origine de l’Etat : il n’y a au fond aucune espèce d’événement sur lequel l’histoire nous renseigne plus mal que sur l’apparition de ces usurpations soudaines, violentes et sanglantes, qui, sur un point au moins, restent inexpliquées. Bien plus, face au caractère magique de la formation de l’Etat, les cœurs s’enflamment involontairement, pressentant une intention profonde et invisible là où l’entendement calculateur n’est capable de voir qu’une addition de forces ; aujourd’hui, l’Etat est considéré avec la même ferveur comme le but et la fin suprême des sacrifices et obligations de chaque individu. Tout cela exprime la formidable nécessité de l’Etat ; sans lui, la nature ne saurait parvenir, par le biais de la société, à sa libération dans l’éclat et le rayonnement du génie. De quelles connaissances le désir instinctif de l’Etat ne triomphe-t-il pas ! Nous devrions pourtant songer qu’un être qui a perçu le secret de la genèse de l’Etat n’aurait plus dès lors qu’à chercher, rempli d’horreur, son salut dans l’exil. Où ne voit-on pas les monuments commémoratifs de sa naissance : pays ravagés, villes détruites, hommes devenus sauvages, haines nationales dévastatrices ! L’Etat, né dans l’ignominie, source jamais tarie de tourments pour la plupart des hommes, brandon qui périodiquement ne cesse de dévorer le genre humain, et pourtant voix aux accents de laquelle nous nous oublions, cri de guerre qui a exalté d’innombrables actions de véritable héroïsme, objet peut-être le plus élevé, le plus digne de respect pour la masse aveugle et égoïste qui ne porte sur son visage qu’aux époques monstrueuses de l’histoire politique l’étrange expression de la grandeur !

....Considéré à l’apogée unique de son art, le Grec ne peut être défini a priori que comme l’ « homme politique en soi » ; l’histoire, en fait, ne connaît pas deux exemples d’un si terrible déchaînement de l’instinct politique, d’un sacrifice aussi inconditionnel de tous les autres intérêts au service de cet instinct de l’Etat. A partir des mêmes principes, nous ne pourrions tout au plus comparer les Grecs qu’aux Italiens de la Renaissance auxquels s’appliquerait le même concept. Cet instinct politique est si accentué chez les Grecs qu’il ne cesse jamais de se déchaîner contre lui-même et de planter ses crocs dans sa propre chair. Cette rivalité sanglante des cités entre elles, des partis entre eux, l’avidité meurtrière de ces petites guerres, bref, la répétition inlassable des scènes de combat et d’horreur de la guerre de Troie, dans la contemplation desquelles nous voyons Homère, en vrai Grec, se plonger avec délice — cette barbarie primitive de l’Etat grec, dans quel sens l’interpréter ? Et comment la justifier devant le tribunal de la justice éternelle ? Calme et fier, l’Etat s’avance à la barre conduisant par la main cette femme majestueusement épanouie : la cité grecque. C’est pour cette Hélène qu’il a mené ces guerres. Quel juge à la barbe grise pourrait alors le condamner ?

....Le rapport mystérieux que nous pressentons maintenant entre l’art et l’Etat, l’avidité politique et la création artistique, le champ de bataille et l’œuvre d’art, nous fait comprendre que l’Etat, comme nous l’avons dit, n’est pas autre chose qu’une poigne de fer qui contraint par la violence la société à se développer. Tant qu’il n’y a pas d’Etat, dans le bellum omnium contra omnes de l’état de nature, la société ne peut absolument pas jeter les bases d’une plus large fondation qui s’étendrait au-delà des limites de la famille. Aujourd’hui et depuis que des Etats se sont formés partout, cet instinct du bellum omnium contre omnes se concentre de temps en temps en de terribles nébuleuses de peuples belliqueux et éclate, certes plus rarement, mais d’autant plus violemment, dans le tonnerre et les éclairs. Mais sous l’action de l’Etat qui contraint le bellum à se ramasser sur lui-même, les intervalles et les accalmies laissent à la société le temps de germer et de verdoyer en tous lieux afin que puissent éclore dès la venue de quelques jours plus doux les fleurs lumineuses du génie.

....Par rapport à l’univers politique des Hellènes, je ne dissimulerai pas en quels phénomènes actuels je crois reconnaître des affaiblissements de la sphère politique aussi dangereux qu’inquiétants pour l’art et la société. S’il devait y avoir des hommes que leur naissance placerait en quelque sorte à l’écart des instincts du peuple et de l’Etat et qui ne laisseraient ainsi prévaloir l’Etat que dans la mesure où il sert leurs propres intérêts, de tels hommes en viendraient nécessairement à se représenter la fin ultime de l’Etat sous les traits de la coexistence la plus paisible possible entre de grandes communautés politiques où il leur sera loisible de poursuivre avant tout autre et sans entrave leurs propres buts. Dans cet état d’esprit, ils favoriseront la politique qui offre à leurs desseins la plus grande garantie de sécurité. Il est en même temps impensable que, menés en quelque sorte par un instinct inconscient, ils puissent agir contre leurs intérêts et se sacrifier à l’instinct de l’Etat — impensable puisque précisément cet instinct leur fait défaut. Tous les autres citoyens dans l’Etat ignorent quelles intentions la nature et son instinct de l’Etat nourrissent à leur égard et ils les suivent aveuglément. Seuls ceux qui sont à l’écart de cet instinct savent ce qu’ils veulent de l’Etat et ce que l’Etat doit leur accorder. C’est pourquoi il est tout à fait inévitable que de tels hommes acquièrent une grand influence sur l’Etat puisqu’ils peuvent le considérer comme un instrument, alors que tous les autres sont soumis à ces desseins de l’Etat dont ils sont inconscients et ne sont eux-mêmes que les moyens de ses fins. Dès lors et afin de parvenir le plus rapidement possible à leurs fins égoïstes, ces hommes devront avant tout et nécessairement débarrasser entièrement l’Etat de ces convulsions guerrières terriblement imprévisibles, pour l’utiliser de façon rationnelle. C’est dans cette optique que ces hommes s’efforcent aussi lucidement qu’ils le peuvent de créer une situation où la guerre deviendra impossible. A cet effet, il convient d’abord que soient élagués et affaiblis le plus possible les instincts politiques particularistes ; et il importe, par la constitution de grands corps étatiques équilibrés contractant des garanties réciproques de sécurité, de rendre tout à fait invraisemblable le succès d’une guerre d’agression — et par là même de toute guerre en général. Par ailleurs, comme ces hommes tenteront d’arracher à quelques potentats le pouvoir de décider de la paix ou de la guerre pour en appeler plutôt à l’égoïsme des masses ou de leurs représentants, ils se trouveront à nouveau dans l’obligation de détruire peu à peu les instincts monarchiques des peuples. Dans ce but ils répandront partout la conception du monde libérale et optimiste dont la doctrine remonte à la philosophie des Lumières et à la Révolution française, c’est-à-dire à une philosophie non métaphysique, purement plate et latine, absolument non germanique. Je ne peux pas m’empêcher de voir avant tout dans le mouvement actuellement dominant des nationalités et dans l’extension du suffrage universel qui l’accompagne, les effets de la peur de la guerre et, à l’arrière-plan de ces mouvements, d’apercevoir les vrais poltrons, les ermites de la finance, véritablement apatrides et cosmopolites, qui par manque d’instinct de l’Etat ont appris à faire de la politique l’instrument de la Bourse et à utiliser abusivement l’appareil étatique et la société comme moyens de s’enrichir. Contre cette déviation — redoutable de ce point de vue — de l’instinct d’Etat en instinct financier, il n’y a d’autre parade que la guerre et encore la guerre. Dans l’excitation guerrière, il apparaît à tout le moins évident que l’Etat n’est pas fondé sur la peur du démon de la guerre comme une institution qui protégerait les intérêts égoïstes des individus ; en revanche, dans l’amour du prince et de la patrie, l’Etat tire de lui-même un élan éthique qui révèle une destination bien plus élevée. Si donc je tiens pour dangereuse cette caractéristique de la situation politique actuelle qu’est l’utilisation de la pensée révolutionnaire au service d’une aristocratie d’argent égoïste et dénuée du sens de l’Etat, si du même coup, je comprends l’immense extension de l’optimisme libéral comme le résultat de l’économie moderne tombée en d’étranges mains et si j’examine tous les malheurs sociaux y compris la nécessaire décadence des arts — qu’elle naisse de ces maux ou qu’elle croisse avec eux — on ne pourra nullement me tenir rigueur d’entonner à cette occasion un péan en l’honneur de la guerre. Son arc d’argent rend un son effroyable : Apollon surgit soudain comme la nuit, et c’est pourtant lui le vrai dieu de la consécration et de la purification de l’Etat. Comme il est écrit au début de l’Iliade, c’est contre les mulets et les chiens qu’il décoche son premier trait. Puis ce sont les hommes qu’il transperce et partout flambent les cadavres sur les bûchers. Que donc cela soit dit : la guerre est aussi nécessaire à l’Etat que l’esclave à la société. Et qui pourrait vraiment se dérober à de telles réflexions s’il s’interroge honnêtement sur les fondements de la perfection inégalée de l’art grec ?

....Celui qui met la guerre et son uniforme condition de possibilité, la caste des soldats, en relation avec l’essence de l’Etat que je viens de décrire, doit arriver à l’idée que c’est par la guerre et dans la caste des soldats qu’il nous est donné de voir l’image ou peut-être le modèle originaire de l’Etat. Nous voyons alors comme l’effet le plus général de l’instinct guerrier la division et la séparation immédiates de la masse chaotique en castes militaires. Sur elles s’élève en pyramide l’édifice de la « société guerrière » qui repose sur la classe la plus inférieure et la plus étendue : celle des esclaves de toute sorte. Le but inconscient de tout ce mouvement contraint chacun à plier sous son joug et produit même à partir de natures hétérogènes une transmutation pour ainsi dire chimique de leurs propriétés, et ce, jusqu’à ce qu’elles entrent en un rapport d’affinité avec ce but. On pressent déjà mieux, au niveau des castes supérieures, ce qui est au fond en question dans ce processus interne : la création du génie militaire que nous avons reconnu comme fondateur et origine de l’Etat. Dans de nombreux Etats et constitutions, par exemple dans la Sparte de Lycurgue, on repère fort bien la marque de cette idée qui est au principe de l’Etat : la création du génie militaire. Représentons-nous maintenant l’Etat militaire originel dans son activité débordante et dans son « travail » propre, imaginons toute la technique de la guerre, et nous ne pourrons nous empêcher de corriger le concept partout répandu de « dignité de l’homme » et de « dignité du travail » en nous posant la question suivante : le concept de dignité convient-il au travail qui a pour seule fin l’anéantissement d’hommes « pleins de dignité », et convient-il également à l’homme qui est chargé de ce travail « si digne » ? Dans cette tâche de l’Etat militaire ces concepts ne sont-ils pas plutôt contradictoires et incompatibles, ne se neutralisent-ils pas l’un l’autre ? Je serais enclin à penser que l’homme soumis à cet Etat guerrier est un instrument du génie militaire et que son travail n’est lui aussi qu’un instrument de ce génie. Et ce n’est pas à l’homme en tant que tel, en tant que non génie, que reviendrait un peu de dignité, mais c’est à l’homme en tant qu’instrument du génie lequel peut aussi souhaiter son anéantissement de l’individu dont il fait l’instrument de l’œuvre d’art guerrière ; cette dignité qu’il reçoit est celle d’être élevé à la dignité d’instrument du génie. Ce qu’un exemple a illustré ici vaut néanmoins comme règle universelle : tout homme — et toute son activité — n’a de dignité qu’en tant qu’il est consciemment ou inconsciemment l’instrument du génie. D’où il faut tirer aussitôt la conséquence d’ordre éthique : l’ « homme en soi », l’homme en général n’a dignité ni droits ni devoirs. Il ne peut justifier son existence que comme un être déterminé de façon absolue à servir des buts dont il n’est pas conscient.

....La cité idéale de Platon apparaît d’après ces considérations comme quelque chose d’évidemment plus grand que ne le croient même les plus fervents de ses admirateurs, sans parler de l’attitude de supériorité de nos érudits « historisants » lorsqu’ils refusent un si beau fruit de l’Antiquité. Une institution poétique et un pinceau vigoureux révèlent la fin véritable de l’Etat, l’existence olympienne, la création toujours renouvelée et la formation du génie face à quoi tout autre être n’est qu’instrument auxiliaire et condition de possibilité. Le regard de Platon est allé au-delà de la colonne d’Hermès affreusement mutilée, image de la vie politique de cette époque, et y a néanmoins perçu la présence d’un élément divin. Il a cru qu’on pouvait abstraire ce modèle divin et que cette apparence extérieure dévastée par la rage et la barbarie n’appartenait pas à l’essence de l’Etat : toute la ferveur et la noblesse de sa passion politique se sont pleinement données à cette foi, à ce désir, se sont consumées dans cette ardeur. Que Platon n’ait pas placé le génie — dans son acception universelle — au sommet de sa cité parfaite mais seulement le génie de la sagesse et du savoir, qu’il ait surtout exclu de son Etat le génie artistique, c’est là une dure conséquence du jugement socratique sur l’art, jugement que Platon avait fait sien non sans avoir lutté avec lui-même. Cette lacune superficielle et presque contingente ne doit pas nous empêcher de reconnaître, dans la conception d’ensemble de l’Etat platonicien, le hiéroglyphe extraordinaire d’une doctrine ésotérique sur la relation entre l’Etat et le génie, doctrine profonde et qui restera toujours à déchiffrer. Ce que nous avons cru deviner dans cet écrit secret, cette préface vient de l’exposer.