FRIEDRICH NIETZSCHE, 1888

 

Dithyrambe de Dionysos

 

 

 

 

FOU SEULEMENT ! POETE SEULEMENT !


Dans l'air clarifié,
quand déjà la consolation de la rosée
descend sur la terre,
invisible, sans qu'on l'entende,
car la rosée consolatrice porte
des chaussures fines, comme tous les doux consolateurs --
songes-tu alors, songes-tu, cœur chaud,
combien tu avais soif jadis
soif de larmes divines, de gouttes de rosée,
altéré et fatigué, combien tu avais soif,
puisque, dans l'herbe, sur des sentes jaunies,
les rayons du soleil couchant, méchamment,
au travers des arbres noirs, couraient autour de toi,
des rayons ardents et malicieux.

" Le prétendant de la vérité ? Toi ? -- ainsi se moquaient-ils --
Non ! Poète seulement !
une bête rusée, sauvage, rampante,
qui doit mentir,
qui doit mentir sciemment, volontairement,
envieuse de butin,
masquée de couleurs,
masque pour elle-même,
butin pour elle-même,
cela -- le prétendant de la vérité ?...

Non ! Fou seulement ! Poète seulement !
parlant en images coloriées,
criant sous un masque multicolore de fou,
errant sur des mensongers ponts de paroles,
sur des arcs-en-ciel mensongers,
parmi de faux ciels
errant, planant çà et là, --
fou seulement ! poète seulement !

Cela -- le prétendant de la vérité ?...
ni silencieux, ni rigide, lisse et froid,
changé en image,
en statue divine,
ni placé devant les temples,
gardien de seuil d'un Dieu :
non ! ennemi de tous ces monuments de la vertu,
plus familier de tous les déserts que de l'entrée des temples,
plein de chatteries téméraires,
sautant par toutes les fenêtres,
vlan ! dans tous les hasards,
reniflant d'envie et de désirs !
Ah ! toi qui cours dans les forêts vierges,
parmi les fauves bigarrés,
bien portant, colorié et beau comme le péché,
avec les lèvres lascives,
divinement moqueur, divinement infernal, divinement sanguinaire,
que tu cours, sauvage, rampeur, menteur...

Ou bien, semblable à l'aigle qui regarde longtemps,
longtemps, le regard fixé dans les abîmes,
dans ses abîmes...
-- oh ! comme il plane en cercle,
descendant toujours plus bas,
au fond de l'abîme toujours plus profond ! --

Puis,
soudain,
d'un trait droit,
les ailes ramenées,
fondant sur des agneaux,
d'un vol subit, affamé,
pris d'appétit pour ces agneaux,
détestant toutes les âmes d'agneaux,
haineux de tout ce qui a le regard
vertueux, l'oeil de la brebis, la laine frisée,
de tout ce qui est stupide et bienveillant comme l'agneau.

Tels sont,
semblables à l'aigle et la panthère,
les désirs du poète,
tels sont tes désirs, entre mille masques,
toi qui es fou, toi qui es poète ?...
Toi qui vis l'homme,
tel Dieu, comme un agneau --,
Déchirer Dieu dans l'homme,
comme l'agneau dans l'homme,
rire en le déchirant --
Ceci, ceci est ta félicité,
La félicité d'un aigle et d'une panthère,
la félicité d'un poète et d'un fou ! "...

Dans l'air clarifié,
quand déjà le croissant de la lune
glisse ses rayons verts,
envieusement, parmi la pourpre du couchant :
-- ennemi du jour,
glissant à chaque pas, furtivement,
devant les bosquets de roses,
jusqu'à ce qu'ils s'effondrent
pâles dans la nuit :
ainsi suis-je tombé moi-même jadis
de ma folie de vérité,
de mes désirs du jour,
fatigué du jour, malade de lumière,
-- je suis tombé plus bas, vers le couchant et l'ombre :
par une vérité
brûlé et assoiffé
-- t'en souviens-tu, t'en souviens-tu, coeur chaud,
comme alors tu avais soif ? --
Que je sois banni
de toute vérité !

Fou seulement ! Poète seulement !

 

 

 

 


PARMI LES FILLES DU DESERT

 

1

" Ne t'en va pas ! dit alors le voyageur qui s'appelait l'ombre de Zarathoustra, reste auprès de nous, -- autrement la vieille et lourde affliction pourrait de nouveau s'emparer de nous.
Déjà le vieil enchanteur nous a prodigué ce qu'il avait de plus mauvais, et, regarde donc, le bon pape qui est si pieux a des larmes dans les yeux, et déjà il s'est de nouveau embarqué sur la mer de la mélancolie.
Il me semble pourtant que ces rois font bonne mine devant nous : mais s'il n'y avait pas de témoins, je parie que le mauvais jeu recommencerait chez eux aussi, --
-- le mauvais jeu des nuages qui passent, de l'humide mélancolie, du ciel voilé, des soleils voilés, des vents d'automnes qui hurlent,
-- le mauvais jeu de nos hurlements et de nos cris de détresse : reste auprès de nous, ô Zarathoustra ! Il y a ici beaucoup de misère cachée qui voudrait parler, beaucoup de nuages, beaucoup d'air épais !
Tu nous a nourris de fortes nourritures humaines et de maximes fortifiantes : ne permets pas que, pour le dessert, les esprits de mollesse, les esprits efféminés nous surprennent de nouveau !
Toi seul, tu sais rendre autour de toi l'air fort et pur ! Ai-je jamais trouvé sur la terre un air aussi pur que chez toi dans ta caverne ?
J'ai pourtant vu bien des pays, mon nez a appris à examiner et à évaluer des airs multiples : mais c'est auprès de toi que mes narines éprouvent leur plus grande joie !
Si ce n'est, -- si ce n'est --, ô pardonne-moi un vieux souvenir ! Pardonne-moi un vieux chant d'après dîner que j'ai jadis composé parmi les filles du désert.
Car, auprès d'elles, on respirait toujours le bon air clair d'Orient ; c'est là-bas que j'ai été le plus loin de la vieille Europe, nuageuse, humide et mélancolique !
Alors j'aimais ces filles d'Orient et d'autres royaumes des cieux azurés, sur qui ne planaient ni nuages ni pensées.
Vous ne vous doutez pas combien elles étaient charmantes quand, après avoir dansé, elles s'asseyaient d'un air profond, mais sans pensées, comme de petits secrets, comme des énigmes enrubannées, comme des noix qu'il faut casser après dîner --
diaprées et étranges, en vérité ! mais sans nuages : telles des énigmes qui se laissent deviner : c'est en l'honneur de ces petites filles qu'alors j'ai inventé mon psaume d'après-dîner. "
Ainsi parlait le voyageur qui s'appelait l'ombre de Zarathoustra ; et, avant que quelqu'un ait eu le temps de lui répondre, il avait déjà saisi la harpe du vieil enchanteur, et il regardait autour de lui, calme et sage, en croisant les jambes. Mais de ses narines il absorbait l'air lentement et comme pour interroger, comme quelqu'un qui, dans les pays nouveaux, goûte de l'air nouveau. Puis il commença à chanter avec une sorte de hurlement :


2

Le désert croît : malheur à celui qui recèle des déserts...
Ah !
Solennel !
Un digne commencement !
D'une solennité africaine !
Digne d'un lion,
ou bien d'un hurleur moral...
-- mais ce n'est rien pour vous,
mes délicieuses amies, aux pieds de qui
il est donné de s'asseoir, sous des palmiers,
à un Européen. Selah.

Singulier, en vérité !
Me voilà assis,
tout près du désert et pourtant
si lion déjà du désert,
et nullement ravagé encore :
dévoré
par cette petite oasis
-- car justement elle ouvrait en bâillant
sa petite bouche charmante,
la plus parfumée de toutes les petites bouches :
et j'y suis tombé,
au fond, en passant au travers -- parmi vous,
vous me délicieuses amies ! Selah.

Gloire, gloire, à cette baleine
qui veilla ainsi au bien-être
de son hôte ! -- vous comprenez
mon allusion savante ?...
Gloire à son ventre,
s'il fut de la sorte
un charmant ventre d'oasis,
tel celui-ci : mais je le mets en doute,
car je viens de l'Europe
qui est plus incrédule que toutes les épouses.
Que Dieu l'améliore !
Amen !

Me voilà donc assis,
dans cette plus petite de toutes les oasis,
semblable à une datte,
brun, gorgé de sucre, doré,
avide d'une bouche ronde de jeune fille,
plus encore de dents canines
froides, blanches comme neige, tranchantes :
car c'est après elle que languit
le cœur de toutes les chaudes dattes. Selah.

Semblable à ces fruits du midi,
trop semblable,
je suis couché là,
entouré de petits insectes ailés qui jouent autour de moi,
et aussi d'idées et de désirs
plus petits encore,
plus fous et plus méchants, --
cerné par vous,
petites chattes, jeunes filles,
muettes et pleines d'appréhensions,
Doudou et Souleika
-- ensphinxé, si je mets dans un mot nouveau
beaucoup de sentiments
(que Dieu me pardonne
cette faute de langage !...)
-- je suis assis là, respirant le meilleur air,
l'air du paradis, en vérité,
clair, léger et rayé d'or,
aussi bon qu'il en soit jamais
tombé de la lune,
étais-ce par hasard,
ou bien par présomption,
que cela est arrivé ?
comme content les vieux poètes.
Mais moi, la douleur, j'en doute,
car je viens
de l'Europe
qui est plus incrédule que toutes les épouses.
Puisse Dieu l'améliorer !
Amen !

Respirant l'air le plus pur,
narines gonflées comme des gobelets,
sans avenir, sans souvenirs,
ainsi je suis assis là,
mes délicieuses amies,
et je regarde la palme
qui, comme une danseuse,
se courbe, plie et se balance sur les hanches,
-- on l'imite quand on la regarde longtemps !...
comme une danseuse qui, il me semble,
s'est tenue trop longtemps, dangereusement longtemps,
toujours et toujours sur une jambe ?
-- elle en oublia, comme il me semble,
l'autre jambe ?
Car c'est en vain que j'ai cherché
le trésor jumeau
-- c'est-à-dire l'autre jambe --
dans le saint voisinage
de leurs charmantes et mignonnes
jupes de chiffons, jupes flottantes en éventail.
Oui, si vous voulez me croire tout à fait,
mes belles amies :
je vous dirai qu'elle l'a perdue !...
Hou ! Hou ! Hou ! Hou ! Hou !
Elle s'en est allées
pour toujours,
l'autre jambe !
Ô quel dommage pour l'autre jambe si gracieuse !
Où -- peut-elle demeurer, abandonnée, en deuil ?
cette jambe solitaire ?
Craignant peut-être
un monstre méchant, un lion jaune
et bouclé d'or ? Ou bien déjà
rongées, grignotée -- hélas ! hélas !
misérablement grignotées ! Selah.

Ô ne pleurez pas,
cœurs tendres,
ne pleurez pas,
cœurs de datte, seins de lait,
petites bourses au
cœur de réglisse !
Sois un homme, Souleika ! Courage ! Courage !
Ne pleure plus,
pâle Doudou !
-- Ou bien faudrait-il
peut-être ici
quelque chose de fortifiant, fortifiant le cœur ?
Une maxime embaumée ?
Une maxime solennelle ?...
Ah !
Monte, dignité !
Souffle, souffle de nouveau,
Soufflet de la vertu !
Ah !
Hurler encore une fois,
hurler moralement,
en lion moral, hurler devant les filles du désert !
-- Car les hurlements de la vertu,
délicieuses jeunes filles,
sont plus que tout
ardeur d'Européen, fringale d'Européen.
Et me voici déjà,
moi l'Européen,
je ne puis faire autrement, que Dieu m'aide !
Amen !

Le désert croît : malheur à celui qui recèle des déserts !
La pierre heurte la pierre, le désert dévore et étrangle.
La mort formidable jette un regard ardent et brun
et mâche --, sa vie, c'est sa mastication...

N'oublie pas, homme, que la volupté dessécha :
C'est toi -- la pierre, le désert, c'est toi la mort...

 

 

 

 

 

DERNIERE VOLONTE


Mourir,
comme jadis je le vis mourir --,
l'ami qui dans mon obscure jeunesse
divinement lançait des éclairs et des regards :
impétueux et profond,
un danseur dans la bataille --,

parmi les guerriers le plus joyeux,
parmi les vainqueurs le plus grave,
élevant sur son destin une destinée,
dur, réfléchi, circonspect -- :
frémissant d'avance dans sa victoire,
exaltant de vaincre en mourant -- :
commandant en mourant,
-- et il commanda que l'on détruisît...

Mourir,
comme jadis, je le vis mourir :
vainqueur, destructeur...

 

 

 

 

 

PARMI LES OISEAUX DE PROIE


Celui qui voudra descendre ici,
rapidement,
les profondeurs l'absorberont !
-- Mais toi, Zarathoustra,
tu aimes aussi l'abîme,
semblable au pin ! --

Le pin agrippe ses racines,
là où le rocher lui-même
regarde dans les profondeurs en frémissant --,
il hésite au bord des abîmes,
où tout autour de lui
tend à descendre :
auprès de l'impatience
des sauvages cailloux, des torrents impétueux
il est patient, tolérant, dur, silencieux,
solitaire...

Solitaire !
Qui oserait aussi
être hôte ici,
être ton hôte ?...

Un oiseau de proie peut-être,
qui d'aventure s'accroche,
joyeusement dans la chevelure
du martyr endurant,
avec un rire égaré,
un rire d'oiseau de proie...

Pourquoi tant d'endurance ?
-- se moque-t-il cruellement :
il faut avoir des ailes, quand on aime l'abîme...
il ne faut pas se cramponner,
comme tu le fais, pendu ! --

Ô Zarathoustra,
toi le plus cruel des Nemrods !
naguère chasseur de Dieu,
filet où se prenaient toutes les vertus,
flèche du mal ! --
Aujourd'hui --
harcelé par toi-même,
ta propre proie,
blessé par ta propre flèche...

Aujourd'hui --
solitaire avec toi-même,
en désaccord avec ton propre savoir,
au milieu de cent miroirs
faux devant toi-même,
incertain
parmi cent souvenirs,
souffrant de toutes les blessures,
refroidi par toutes les gelées,
étranglé par tes propres lacs,
connaisseur de toi-même !
bourreau de toi-même !

Pourquoi t'es-tu lié
avec la corde de la sagesse ?
Pourquoi t'es-tu attiré
dans le paradis du vieux serpent ?
Pourquoi t'es-tu glissé
dans toi-même -- dans toi-même ?...

Un malade maintenant
que le venin du serpent a rendu malade ;
un prisonnier maintenant,
qui a tiré le sort le plus dur :
travaillant courbé
dans son propre puit de mine,
creusé en toi-même,
t'attaquant à toi-même à coups de pioche,
inhabile,
rigide,
un cadavre --,
accablé de cent fardeaux,
accumulés par toi,
toi qui sais !
connaisseur de toi-même !
toi, le sage Zarathoustra !...
Tu cherchas le plus lourd fardeau :
alors tu te trouvas toi-même --,
tu ne sais plus te débarrasser de toi...

A l'affût,
accroupi,
tu es quelqu'un qui ne sait plus se tenir droit !
Tu finiras par t'incruster dans ta tombe,
esprit difforme !...

Naguère encore tu étais si fier,
sur toutes les échasses de ta fierté !
Naguère encore tu étais le solitaire sans Dieu,
le solitaire à deux, avec le diable,
le prince écarlate de toutes les insolences !...

Aujourd'hui --
comprimé
entre deux néants,
un point d'interrogation,
une énigme fatiguée --
une énigme pour les oiseaux de proie...
-- ils finiront bien par te " résoudre ",
ils sont affamés de ta " solution ",
ils voltigent déjà autour de toi, leur énigme,
autour de toi, pendu !...
Ô Zarathoustra !
Connaisseur de toi-même !...
bourreau de toi-même !...

 

 

 

 

LE SIGNE DU FEU


Ici, où, parmi les mers l'île a surgi,
pierre du victimaire se dressant escarpée,
ici, sous le ciel noir, Zarathoustra
allume son feu des hauteurs, --
signe de feu pour les pilotes en détresse,
point d'interrogation pour ceux qui savent répondre...

Cette flamme aux courbes blanchâtres,
-- vers les froids lointains élève les langues de son désir,
elle tourne sa gorge vers des hauteurs toujours plus pures --
Semblable à un serpent, dressé d'impatience :
Ce signe, je l'ai placé devant moi.

Mon âme elle-même est cette flamme :
insatiable, vers de nouveaux lointains,
sa tranquille ardeur s'élève plus haut.
Pourquoi Zarathoustra a-t-il fui les animaux et les hommes ?
Pourquoi s'est-il enfui brusquement de toute terre ferme ?
Il connaît déjà les six solitudes --,
Mais la mer elle-même ne fut pas assez solitaire pour lui,
il se hissa sur l'île, sur la montagne il devint flamme,
maintenant, vers une septième solitude
il jette son hameçon chercheur par-dessus sa tête.
Pilotes en détresse ! Ruines de vieilles étoiles !
Et vous, mers de l'avenir ! Cieux inexplorés !
vers tout ce qui est solitaire je jette maintenant l'hameçon :
Répondez à l'impatience de la flamme,
pêchez pour moi, le pêcheur des hautes montagnes,
ma septième, ma dernière solitude ! -- --

 

 

 

 

LE SOLEIL DECLINE

 

1

Avant qu'il soit longtemps tu sera désaltéré,
ô cœur que brûle la soif !
L'air s'emplit de promesses ;
Je sens passer sur moi l'haleine de lèvres inconnues,
-- Voici venir la grande fraîcheur...

J'avais à midi l'ardeur du soleil au-dessus de ma tête :
Soyez les bienvenus, vous qui revenez,
ô vents soudains,
frais esprits de l'après-midi !

La brise passe mystérieuse et pure.
D'un regard oblique,
chargé de séductions,
La nuit ne me fait-elle pas signe ?...
Demeure fort, ô cœur vaillant !
Ne demande pas : pourquoi ? --

2

Jour de ma vie !
le soleil décline.
Déjà les flots s'étalent unis,
en nappes d'or.
Du rocher s'exhale une chaude haleine :
ne serait-ce pas qu'à midi
le Bonheur y dormit sa sieste ? --
Des lueurs d'émeraude,
reflets de bonheur, se jouent encore sur l'abîme brun.
Jour de ma vie !
le soir approche !
Déjà ton œil prêt à s'éteindre
jette une dernière lueur,
déjà perlent goutte à goutte
tes larmes de rosée,
déjà sur la blancheur des mers s'épand en silence
la pourpre de ton amour,
suprême adieu de ta félicité qui s'attarde encore.

3

Viens, ô sérénité, sérénité dorée !
Toi qui de la mort
donnes l'avant-goût le plus pénétrant, le plus doux !
-- Ai-je parcouru trop vite mon chemin ?
Maintenant que mes pieds sont las,
maintenant seulement me joint encore ton regard,
me joint encore ton bonheur.

Autour de moi, plus rien que le jeu des vagues.
Tout ce qui jadis me semblait pesant
s'est englouti dans l'abîme azuré de l'oubli --
ma barque s'arrête, indolente.
Courses et tempêtes -- qu'elle vous a vite désapprises !
Désirs, espoirs, tout a sombré,
calme est mon âme et calme est la mer.

Ô septième solitude !
Jamais je n'ai senti
plus près de moi la douce certitude,
plus chauds les regards du soleil.
-- Là-bas, sur mes hautes cimes, la glace ne rougeoie-t-elle pas encore ?
Argentée, légère, tel un poisson,
ma barque, à présent, vogue dans l'espace...

 

 

 

 

PLAINTE D'ARIANE


Qui me réchauffe, qui m'aime encore ?
Donnez des mains chaudes !
donnez des coeurs-réchauds !
Ètendue, frissonnante,
Pareille au moribond à qui l'on chauffe les pieds,
secouée, hélas ! de fièvres inconnues,
Tremblante devant les glaçons aigus des frimas,
chassée par toi, pensée !
Innommable ! Voilée ! Effrayante !
chasseur derrière les nuages !
Foudroyée par toi,
œil moqueur qui me regarde dans l'obscurité !
Ainsi je suis couchée,
je me courbe et je me tords, tourmentée
par tous les martyrs éternels,
frappée
par toi, chasseur le plus cruel,
toi, le dieu -- inconnu...

Frappe plus fort !
Frappe encore une fois !
Transperce, brise ce cœur !
Pourquoi me tourmenter
de flèches épointées ?
Que regardes-tu encore,
toi que ne fatigue point la souffrance humaine,
avec un éclair divin dans tes yeux narquois ?
Tu ne veux pas tuer,
martyriser seulement, martyriser ?
Pourquoi -- me martyriser ?
Dieu narquois, inconnu ?
Ah ! Ah !
Tu t'approches en rampant
au milieu de cette nuit ?...
Que veux-tu ?
Parle !
Tu me pousses et me presses,
Ah ! tu es déjà trop près !
Tu m'entends respirer,
tu épies mon cœur,
Jaloux que tu es !
-- de quoi donc es-tu jaloux ?
Ôte-toi ! Ôte-toi !
Pourquoi cette échelle ?
Veux-tu entrer,
t'introduire dans mon cœur,
t'introduire dans mes pensées
les plus secrètes ?
Impudent ! Inconnu ! Voleur !
Que veux-tu voler ?
Que veux-tu écouter ?
Que veux-tu extorquer,
toi qui tortures !
toi, le dieu-bourreau !
Ou bien, dois-je, pareil au chien,
me rouler à tes pieds ?
m'abandonnant, ivre et hors de moi ;
t'offrir mon amour -- en rampant ?

En vain !
Frappe encore !
Toi, le plus cruel des aiguillons !
Je ne suis pas un chien -- je ne suis que ton gibier,
toi, le plus cruel des chasseurs !
ton prisonnier le plus fier,
brigand derrière les nuages...
Parle enfin,
toi qui te caches derrière les éclairs ! Inconnu ! Parle !
Que veux-tu, toi qui guettes sur les chemins, que veux-tu, -- de moi ?...

Comment ?
Une rançon ?
Que veux-tu comme rançon ?
Demande beaucoup -- ma fierté te le conseille !
et parle brièvement -- c'est le conseil de mon autre fierté !
Ah ! Ah !
C'est moi -- moi que tu veux ?
moi -- tout entière ?
Ah ! Ah !
Et tu me martyrises, fou que tu es,
tu tortures ma fierté ?
Donne-moi de l'amour -- qui me réchauffe encore ?
qui m'aime encore ?
Donne des mains chaudes,
donne des coeurs-réchauds,
donne-moi, à moi la plus solitaire,
que la glace, hélas ! la glace fait
sept fois languir après des ennemis,
après des ennemis même,
donne, oui abandonne --
-- toi -- à moi,
toi, le plus cruel ennemi !...

Parti !
Il a fui lui-même,
mon seul compagnon,
mon grand ennemi,
mon inconnu,
mon dieu-bourreau !...

Non !
Reviens !
Avec tous tes supplices !
Toutes mes larmes prennent
vers toi leur cours !
Et la dernière flamme de mon cœur --
s'éveille pour toi.
Ô reviens,
mon dieu inconnu ! ma douleur !
mon dernier bonheur !...

(Un éclair. Dionysos apparaît dans une beauté d'émeraude.)

Dionysos :

Sois avisée, Ariane !...
Tu as de petites oreilles, tu as mes oreilles :
mets-y un mot avisé ! -
Ne faut-il pas d'abord se haïr, si l'on doit s'aimer ?...
Je suis ton labyrinthe...

 

 

 

 

GLOIRE ET ETERNITE

 

1

Depuis combien de temps es-tu déjà assis
sur ta mauvais fortune ?
Prends garde ! tu finiras par me couver
un œuf
un œuf de basilic,
avec ta longue désolation.

Pourquoi Zarathoustra se glisse-t-il le long de la montagne ? --

Méfiant, ulcéré, sombre,
il épie depuis longtemps --,
mais, soudain, un éclat
lumineux, terrible, monte
de l'abîme vers le ciel :
-- la montagne elle-même
se secoue les entrailles...

Où la haine et le coup de foudre
se sont unis, en une malédiction --,
sur la montagne demeure maintenant la colère de Zarathoustra,
pareille à un orage menaçant, elle glisse le long de son chemin.

Cachez-vous sous votre couverture, s'il vous en reste une !
Au lit, êtres débiles !
Maintenant le tonnerre va passer sur les voûtes,
maintenant tremblent les poutres et les murs,
maintenant les éclairs jaillissent, les vérités jaune soufre --
C'est la malédiction de Zarathoustra...

2

Cette monnaie dont se sert
tout le monde pour payer,
la gloire --,
je mets des gants pour toucher cette monnaie,
avec dégoût je la piétine.

Qui veut être payé ?
La gent vénale...
Celui qui est à vendre saisit
d'une main graisseuse
ce clinquant vulgaire de la gloire !

-- Veux-tu les acheter ?
Il sont tous à vendre.
Mais offre un bon prix !
Fais sonner ta bourse pleine !
-- sinon tu les affermis,
tu affermis leur vertu...

Ils sont tous vertueux.
Gloire et vertu -- cela s'accorde
Tant que vivra le monde,
il payera le caquetage de la vertu
avec le cliquetis de la gloire --,
ce bruit-là fait vivre le monde...

Devant tous les vertueux
je veux être débiteur,
débiteur de toutes les grandes dettes !
Devant tous les résonateurs de la gloire
mon ambition se fait ver de terre --,
parmi de telles gens il me prend envie
d'être le plus humble...

Cette monnaie dont se sert
tout le monde pour payer,
la gloire --,
je mets des gants pour toucher cette monnaie,
avec dégoût, je la piétine.

3

Silence ! --
Devant les grandes choses -- j'en vois ! --
on doit se taire
ou en parler grandement :
parle grandement, ma sagesse ravie !

Je regarde en haut --
des flots de lumière roulent :
-- ô nuit ! ô silence ! ô bruit de mort !...
Je vois un signe --,
des lointains les plus éloignés
descend vers moi, lentement, une constellation étincelante...

4

Suprême constellation de l'être !
Table des visions éternelles !
Est-ce toi qui viens à moi ? --
Ce que personne n'a vu,
ta muette beauté --
comment ne fuit-elle pas devant mes regards ? --

Emblème de la nécessité !
Table des visions éternelles !
-- Mais tu le sais bien :
ce que tous haïssent,
ce que je suis le seul à aimer,
tu sais bien que tu es éternelle !
que tu es nécessaire !
Mon amour ne s'enflamme
éternellement qu'à la nécessité.
Emblème de la nécessité !
Constellation suprême de l'être !
-- que nul vœu n'atteint,
que nulle négation ne souille,
éternelle affirmation de l'être,
éternellement, je suis ton affirmation :
car je t'aime, ô éternité !

 

 

 

 

DE LA PAUVRETE DU PLUS RICHE


Dix ans écoulés --,
pas une goutte ne m'a atteint,
pas de vent humide, pas de rosée d'amour
-- un pays aride...
Maintenant j'implore ma sagesse
de ne pas devenir avare dans cette aridité :
déborde toi-même, répands-toi en rosée,
sois toi-même pluie au désert jauni !

Jadis, j'ordonnais aux nuages
de s'éloigner de mes montagnes, --
jadis, je dis " plus de lumière, ô ombres ! "
Aujourd'hui je les attire, qu'ils viennent :
de vos mamelles obscurcissez alentour !
-- je veux vous traire,
ô vaches des hauteurs !
Sagesse chaude comme du lait, douce rosée d'amour,
je vous répands à flots sur le pays.

Eloignez-vous, ô vérités,
avec vos regards sombres !
Je ne veux pas voir sur mes montagnes,
de brutales et impatientes vérités.
Que la vérité s'approche de moi aujourd'hui
dorée par le sourire,
adoucie par le soleil, brunie par l'amour, --
je ne veux cueillir de l'arbre qu'une vérité mûre.

Aujourd'hui j'étends la main
vers les boucles du hasard,
assez avisé, pour conduire le hasard,
comme un enfant qu'on vient de duper.
Aujourd'hui je veux être hospitalier
même envers l'importun,
je ne veux pas me hérisser contre la destinée,
-- Zarathoustra n'est pas un hérisson.

Mon âme,
de sa langue insatiable,
a déjà léché toutes les bonnes et mauvaises choses,
dans toutes les profondeurs elle a plongé.
Mais toujours, pareille au liège,
elle nage à la surface,
elle glisse comme de l'huile sur de brunes mers :
à cause de cette âme on m'appelle heureux.

Qui sont pour moi père et mère ?
Mon père n'est-il pas le prince Abondance,
et ma mère le sourire tranquille ?
L'union de ces deux êtres ne m'a-t-elle pas engendré,
moi, l'énigmatique animal,
moi, le démon de la lumière,
moi, prodigue de toute sagesse, Zarathoustra ?

Malade par tendresse, aujourd'hui,
vent du dégel, Zarathoustra,
s'adoucissant et bouillant
dans sa propre sève,
attend, attend sur ses montagnes, --
au-dessous de son sommet,
au-dessous de ses glaces,
fatigué et bienheureux,
comme un créateur à son septième jour.

-- Silence !
Semblable à une nuée,
une vérité plane au-dessus de moi, --
elle me frappe de foudres invisibles.
Sur des marches larges et lentes
son bonheur monte à moi :
viens, viens, vérité bien-aimée !

-- Silence !
C'est ma vérité ! --
Son regard me rencontre,
yeux hésitants,
frisson de velours,
charmant, méchant,
comme un regard de jeune fille...
Elle devinait le fond de mon bonheur,
elle me devinait -- ha ! qu'invente-t-elle ? --
Un dragon de pourpre guette
dans l'abîme de ses yeux d'enfants.
-- Silence ! Ma vérité parle !

Prends garde à toi, Zarathoustra.
Tu ressembles à celui
qui aurait avalé de l'or :
on finira par t'ouvrir le ventre !...
Tu es trop riche,
toi, le corrupteur du monde !
Tu fais trop d'envieux,
tu fais trop de pauvres...
Ta lumière jette de l'ombre, à moi aussi --,
je grelotte : va-t'en, riche,
va-t'en, Zarathoustra, loin de ton soleil !...

Tu voudrais donner, te défaire de ton superflu,
mais le plus superflu, c'est toi-même ! --
Sois avisé, ô riche !
Donne-toi toi-même d'abord, ô Zarathoustra !

Dix ans écoulés -,
pas une goutte ne t'a atteint ?
pas de vent humide ? pas une rosée d'amour ?
Mais qui donc devrait t'aimer,
toi, qui est trop riche ?
Ton bonheur sèche alentour,
appauvrit en amour
-- un pays aride...

Personne ne te remercie plus.
Pourtant tu remercies chacun
de ceux qui prennent pour toi :
c'est à cela que je te reconnais,
toi qui es trop riche,
toi, le plus pauvre de tous les riches !

Tu te sacrifies, ta richesse te tourmente --,
tu te donnes toi-même,
tu ne t'épargnes pas, tu ne t'aimes pas :
le grand tourment te force toujours,
le tourment des greniers trop pleins, du cœur débordant --
mais personne ne te remercie plus...

Appauvris-toi,
ô sage sans sagesse !
si tu veux être aimé.
On n'aime que ceux qui souffrent,
on ne donne de l'amour qu'aux affamés :
Donne-toi toi-même d'abord, ô Zarathoustra !

-- Je suis ta vérité...

 

 

Traduit de l'allemand par Henri Albert, traduction révisée par Jean Lacoste

éd. Bouquins, Robert Laffont, Oeuvres **, Paris,1993