EMIL MICHEL CIORAN

 

De l'inconvénient d'être né

 

 

Si la mort n'avait que des côtés négatifs, mourir serait un acte impraticable.
Trois heures du matin. Je perçois cette seconde, et puis cette autre, je fais le bilan de chaque minute.
Pourquoi tout cela ? -- Parce que je suis né.
C'est d'un type spécial de veilles que dérive la mise en cause de la naissance.
"Depuis que je suis au monde " -- ce depuis me paraît chargé d'une signification si effrayante qu'elle en devient insoutenable.
Il existe une connaissance qui enlève poids et portée à ce qu'on fait : pour elle, tout est privé de fondement, sauf elle-même. Pure au point d'abhorrer jusqu'à l'idée d'objet, elle traduit ce savoir extrême selon lequel commettre ou ne pas commettre un acte c'est tout un et qui s'accompagne d'une satisfaction extrême elle aussi : celle de pouvoir répéter, en chaque rencontre, qu'aucun geste qu'on exécute ne vaut qu'on y adhère, que rien n'est rehaussé par quelque trace de substance, que la " réalité" est du ressort de l'insensé. Une telle connaissance mériterait d'être appelée posthume : elle s'opère comme si le connaissant était vivant et non vivant, être et souvenir d'être. " C'est déjà du passé ", dit-il de tout ce qu'il accomplit, dans l'instant même de l'acte, qui de la sorte est à jamais destitué de présent.
Nous ne courons pas vers la mort, nous fuyons la catastrophe de la naissance, nous nous démenons, rescapés qui essaient de l'oublier. La peur de la mort n'est que la projection dans l'avenir d'une peur qui remonte à notre premier instant.
Il nous répugne, c'est certain, de traiter la naissance de fléau : ne nous a-t-on pas inculqué qu'elle était le souverain bien, que le pire se situait à la fin et non au début de notre carrière ? Le mal, le vrai mal est pourtant derrière, non devant nous. C'est ce qui a échappé au Christ, c'est ce qu'a saisi le Bouddha: " Si trois choses n'existaient pas dans le monde, ô disciples, le Parfait n'apparaîtrait pas dans le monde..." Et, avant 1a Vieillesse et la mort, il place le fait de naître, source de toutes les infirmités et de tous les désastres.
On peut supporter n'importe quelle vérité, si destructrice soit-elle, à condition qu'elle tienne lieu de tout, qu'elle compte autant de vitalité que l'espoir auquel elle s'est substituée.
Je ne fais rien, c'est entendu. Mais je vois les heures passer -- ce qui vaut mieux qu'essayer de les remplir.

Il ne faut pas s'astreindre à une oeuvre, il faut seulement dire quelque chose qui puisse se murmurer à l'oreille d'un ivrogne ou d'un mourant.
À quel point l'humanité est en régression, rien ne1e prouve mieux que l'impossibilité de trouver un seul peuple, une seule tribu, où la naissance provoque encore deuil et lamentations.
S'insurger contre l'hérédité c'est s'insurger contre des milliards d'années, contre la première cellule.
Il y a un dieu au départ, sinon au bout, de toute joie.
Jamais à l'aise dans l'immédiat, ne me séduit que ce qui me précède, que ce qui m'éloigne d'ici, les instants sans nombre où je ne fus pas : le non-né.
Besoin physique de déshonneur. J'aurais aimé être fils de bourreau.
Avoir commis tous les crimes hormis celui d'être père.
Au plus profond de soi aspirer à être aussi dépossédé, aussi lamentable que Dieu.
A la différence de Job, je n'ai pas maudit le jour de ma naissance, les autres jours en revanche, je les ai tous couverts d'anathèmes.
Etre en vie - tout à coup, je suis frappé de l'étrangeté de cette expression, comme si elle ne s'appliquait à personne.
J'aimerais être libre, éperdument libre. Libre comme un mort né.
La véritable, l'unique malchance, celle de voir le jour. Elle remonte à l'agressivité, au principe d'expansion et de rage logé vers les origines, à l'élan vers le pire qui les secoua.
Je réagis comme tout le monde, et même comme ceux que je méprise le plus ; mais je me rattrape en déplorant tout acte que je commet, bon ou mauvais.
La clairvoyance est le seul vice qui rende libre -- libre dans un désert.
Quand on se refuse au lyrisme, noircir une page devient une épreuve: à quoi bon écrire pour dire exactement ce qu'on avait à dire ?
Il est impossible d'accepter d'être jugé par quelqu'un qui a moins souffert que nous. Et comme chacun se croit un Job méconnu...
Je rêve d'un confesseur idéal, à qui tout dire, tout avouer, je rêve d'un saint blasé.
Depuis des âges et des âges que l'on meurt, le vivant a dû attraper le pli de mourir; sans quoi on ne s'expliquerait pas pourquoi un insecte ou un rongeur, et l'homme même, parviennent, après quelques simagrées, à crever si digne- ment.
Le paradis n'était pas supportable, sinon le premier homme s'en serait accommodé j ce monde ne l'est pas davantage, puisqu'on y regrette le paradis ou l'on en escompte un autre. Que faire ? où aller? Ne faisons rien et n'allons nulle part, tout simplement.
La santé est un bien assuré- , ment; mais à ceux qui la possèdent a été refusée la chance de s'en apercevoir, une santé consciente d'elle-même étant une santé compromise ou sur le point de l'être. Comme nul ne jouit de son absence d'infinités, on peut parler sans exagération aucune d'une punition juste des bien portants.
, Certains ont des ma d'autres. des obsessions. Lesquels sont le plus à plaindre ?
Je n'aimerais pas qu'on fût équitable à mon endroit: je pourrais me passer de tout, sauf tonique de l'injustice.
" Tout est douleur" -- la formule bouddhique, modernisée, donnerait: " Tout est cauchemar. "
N'est pas humble celui qui se hait.
J'ai toujours cherché les paysages d'avant Dieu, d'où mon faible pour le chaos.
On ne devrait écrire des livres que pour y dire des choses qu'on n'oserait confier à personne.
Un livre est un suicide différé
Ce n'est pas la peine de se tuer puisqu'on se tue toujours trop tard.
C'est le propre de la maladie de veiller quand tout dort, quand tout se repose, même le malade.
Jeune, on prend un certain plaisir aux infirmités. Elles semblent si nouvelles, si riches ! Avec l'âge, elles ne surprennent plus, on les connaît trop. Or, sans un soupçon d'imprévu, elles ne méritent pas d'être endurée.
Dès qu'on fait appel au plus intime de soi, et qu'on se met à oeuvrer et à se manifester, on s'attribue des dons, on devient insensible à ses propres lacunes. Nul n'est à même d'admettre que ce qui surgit de ses profondeurs pourrait ne rien valoir. La " connaissance de soi " ? Une contradiction dans les termes.
Tous ces poèmes où il n'est question que du Poème, toute une poésie qui n'a d'autre matière qu'elle-même. Que dirait-on d'une prière dont l'objet serait la religion ?
L'esprit qui met tout en question en arrive, au bout de mille interrogations, à une veulerie quasi totale, à une situation que le veule précisément connaît d'emblée, par instinct. Car la veulerie, qu'est-elle sinon une perplexité congénitale ?
Quelle déception qu'Épicure, le sage dont j'ai le plus besoin, ait écrit plus de trois cents traités! Et quel soulagement qu'ils se soient perdus !
Mot de mon frère à propos des troubles et des maux qu'endura notre mère: " La vieillesse est l'autocritique de la nature. "
"Il faut être ivre ou fou, disait Sieyès, pour bien parler dans les langues connues. "
Que faites vous du matin au soir ?
- Je me subis.
Etre objectif c'est traiter l'autre comme on traite un objet, un macchabée, c'est se comporter à son égard comme un croque-mort.
Dieu seul à le privilège de nous abandonner. Les hommes ne peuvent que nous lâcher.
Les penseurs de première main méditent sur des choses ; les autres, sur des problèmes. Il faut vivre face à l'être et non face à l'esprit.
La conscience est bien plus que l'écharde, elle est le poignard dans la chair.
Il est impossible de lire une ligne de Kleist, sans penser qu'il s'est tué. C'est comme si son suicide avait précédé son oeuvre.
En Orient, les penseurs occidentaux les plus curieux, les plus étranges, n'auraient jamais été pris au sérieux, à cause de leurs contradictions. Pour nous, c'est là précisément que réside la raison de l'intérêt que nous leur portons. Nous n'aimons pas une pensée, mais les péripéties, la biographie d'une pensée, les incompatibilités et les aberrations qui s'y trou- vent, en somme les esprits qui, ne sachant comment se mettre en règle avec les autres et encore moins avec eux-mêmes, trichent autant par caprice que par fatalité. Leur marque distinctive ? Un soupçon de feinte dans le tragique, un rien de jeu jusque dans l'incurable...
Par rapport à n'importe quel acte de la vie, l'esprit joue le rôle de trouble-fête.
Les éléments, fatigués de ressasser un thème éculé, dégoûtés de leurs combinaisons toujours les mêmes, sans variation ni surprise, on les imagine très bien cherchant quelque divertissement: la vie ne serait qu'une digression, qu'une anecdote...
Une existence constamment transfigurée par l'échec.
Le sage est celui qui consent à tout, parce qu'il ne s'identifie avec rien. Un opportuniste sans désirs.
Je ne connais qu'une vision de la poésie qui soit entièrement satisfaisante: c'est celle d'Emily Dickinson quand elle dit qu'en présence d'un vrai poème elle est saisie d'un tel froid qu'elle a l'impression que plus aucun feu ne pourra la réchauffer.

Le grand tort de la nature est de n'avoir pas su se borner à un seul règne. À côté du végétal, tout paraît inopportun, mal venu. Le soleil aurait dû bouder à l'avènement du premier insecte, et déménager à l'irruption du chimpanzé.

Si, à mesure qu'on vieillit, on fouille de plus en plus son propre passé au détriment des " problèmes ", c'est sans doute parce qu'il est plus facile de remuer des souvenirs que des idées.
Les derniers auxquels nous par- donnons leur infidélité à notre égard sont ceux que nous avons déçus.
Ce que les autres font, nous avons toujours l'impression que nous pourrions le faire mieux. Nous n'avons malheureusement pas le même sentiment à l'égard de ce que nous faisons nous-mêmes.
"J'étais Prophète, nous avertit Mahomet, quand Adam était encore entre l'eau et l'argile. " ...Quand on n'a pas eu l'orgueil de fonder une religion -- ou tout au moins d'en ruiner une - comment ose-t-on se montrer à la lumière du jour ?
Un ouvrage est fini quand on ne peut plus l'améliorer, bien qu'on le sache insuffisant et incomplet. On en est tellement excédé, qu'on n'a plus le courage d'y ajouter une seule virgule, fût-elle indispensable. Ce qui décide du degrés d'achèvement d'une œuvre, ce n'est nullement une exigence d'art ou de vérité, c'est la fatigue et, plus encore, le dégoût.
Tant qu'on vit en deçà du ter- rible, on trouve des mots pour l'exprimer; dès qu'on le connaît du dedans, on n'en trouve plus aucun.
La façon la plus efficace de se soustraire à un abattement motivé ou gratuit, est de prendre un dictionnaire, de préférence d'une langue que l'on connaît à peine, et d'y chercher des mots et des mots, en faisant bien attention qu'ils soient de ceux dont on ne se servira jamais...
Les inconsolations de toute sorte passent, mais le fond dont elles procèdent subsiste toujours, et rien n'a de prise sur lui. Il est inattaquable et inaltérable. Il est notre fatum.
Se souvenir, et dans la fureur et dans la désolation, que la nature, comme dit Bossuet, ne consentira pas à nous laisser longtemps "ce peu de matière qu'elle nous prête ".
" Ce peu de matière " -- à force d'y penser on en arrive au calme, à un calme, il est vrai, qu'il vaudrait mieux n'avoir jamais connu.

il n'y a pas de chagrin limite.
Le paradoxe n'est pas de mise aux enterrements, ni du reste aux mariages ou aux naissances. Les événements sinistres -- ou grotesques -- exigent le lieu commun, le terrible, comme le pénible, ne s'accommodant que du cliché.
Si détrompé qu'on soit, il est impossible de vivre sans aucun espoir. On en garde toujours un, à son insu, et cet espoir inconscient compense tous les autres, explicites, qu'on a rejetés ou épuisés.
Plus quelqu'un est chargé d'an- nées, plus il parle de sa disparition comme d'un événement loin- tain, hautement improbable. Il a tellement attrapé le pli de la vie, qu'il en est devenu inapte à la mort.
Etre stérile - avec tant de sensations ! Perpétuelle poésie sans mots.
Nous avons perdu en naissant autant que nous perdrons en mourant. Tout.
Du temps que je partais en vélo pour des mois à travers la France, mon plus grand plaisir était de m'arrêter dans les cimetières de campagne, de m'allonger entre deux tombes, et de fumer ainsi des heures durant. J'y pense comme à l'époque la plus active de ma vie. Incapable de me lever, rivé au lit, je me laisse aller aux caprices de ma mémoire, et me vois vagabonder, enfant, dans les Carpates. Un jour je tombai sur un chien que son maître, pour s'en débarrasser sans doute, avait attaché à un arbre, et qui était transparent de maigreur et si vidé de toute vie, qu'il n'eut que la force de me regarder, sans pouvoir bouger. Cependant il se tenait debout, lui...
Un film sur les bêtes cruauté sans répit sous toutes les latitudes. La nature - tortionnaire de génie, imbue d'elle même et de son oeuvre, e t
sans raison à chaque seconde, tout ce qui vit trembler. La pitié est un luxe bizarre, que seul le plus perfide et féroce des êtres pouvait inventer, par besoin de se châtier pour torturer, par férocité encore
Sur une affiche qui, à l'entrée d'une église, annonce L'Art de la Fugue, quelqu'un a tracé en gros caractères : Dieu est mort. Et cela à propos du musicien qui témoigne que Dieu, dans l'hypothèse qu'il soit défunt, peut ressusciter, le temps que nous entendons telle cantate ou telle fugue justement !
La plupart de nos déboires nous viennent de nos premiers mouvements. Le moindre élan se paye plus cher qu'un crime.
L'antidote de l'ennui est la peur. Il faut un remède plus fort que le mal.
Toute pensée dérive d'une sensation contrariée.
En permettant l'homme, la nature a commis plus qu'une erreur de calcul : un attentat contre elle même.
La peur rend conscient, la peur morbide et non la peur naturelle. Sans quoi, les animaux auraient atteint un degré de conscience supérieur au notre.
Il faut souffrir jusqu'au bout, jusqu'au moment où l'on cesse de croire à la souffrance.
" Vous avez eu tort de miser sur moi. "
Qui pourrait tenir ce langage? - Dieu et le Raté.
Plus quelqu'un est comblé de dons, moins il avance sur le plan spirituel. Le talent est un obstacle à la vie intérieure.
(…) On devrait marquer au fronton des cimetières : " Rien n'est tragique. Tout est irréel "
Les nuits ou nous avons dormi sont comme si elles n'avaient jamais été. Restent seules dans notre mémoire celles où nous n'avons pas fermé l'œil : nuit veut dire nuit blanche.
J'ai transformé, pour n'avoir pas à les résoudre, toutes mes difficultés pratiques en difficultés théoriques. Face à l'Insoluble, je respire enfin…
" Est ce que j'ai la gueule de quelqu'un qui doit faire quelque chose ici-bas ? " -- Voilà ce que j'aurai envie de répondre aux indiscrets qui m'interrogent sur mes activités.
Je supprimai de mon vocabulaire mot après mot. Le massacre fini, un seul rescapé : Solitude. Je me réveillai comblé.
Nous aurions pu être dispensé de traîner un corps. Le fardeau du moi suffisait.
Je n'ai jamais pu comprendre cet ami qui, revenu de Laponie, me disait l'oppression qu'on ressent quand on ne rencontre pas durant des jours et des jours la moindre trace d'homme.
Se tuer parce qu'on est ce qu'on est oui, mais non parce que l'humanité tout entière vous crache à la figure.
Vivre c'est perdre du terrain
Dire que tant on réussi à mourir.
Les enfants se retournent, doivent se retourner contre leurs parents, et les parents n'y peuvent rien, car ils sont soumis à une loi qui régit les rapports des vivants en général, à savoir que chacun engendre son propre ennemi.
Dans un livre gnostique du IIe siècle de notre ère, il est dit : " La prière de l'homme triste n'a jamais la force de monter jusqu'à Dieu. "
… Comme on ne prie que dans l'abattement on en déduira qu'aucune prière n'est jamais arrivée jusqu'à destination.
Il était au dessus de tout, il avait simplement oublier de désirer.
Avoir toujours tout raté, par amour du découragement !
Toute amitié est un drame inapparent, une suite de blessures subtiles.
Plus on vit, moins il semble utile d'avoir vécu.
Aucun autocrate n'a disposé d'un pouvoir comparable à celui dont dispose un pauvre bougre qui envisage de se tuer.
La force dissolvante de la conversation. On comprend pourquoi la méditation et l'action exigent le silence.
Heureux Job qui n'était pas obligé de commenter tes cris.
Le scepticisme est l'ivresse de l'impasse.
Plutôt dans un égout que sur un piédestal.
N'avoir pas encore digéré l'affront de naître.
Dieu est ce qui à survécu à l'évidence que rien ne mérite d'être pensé.
L'homme accepte la mort mais non l'heure de sa mort. Mourir n'importe quand, sauf quand il faut que l'on meurt !
Sans l'idée d'un univers raté, le spectacle de l'injustice sous tous les régimes conduirait même un aboulique à la camisole de force.
L'occident, une pourriture qui sent bon, un cadavre parfumé.
Ma vision de l'avenir est si précise que, si j'avais des enfants, je les étranglerais sur l'heure.
N'a de convictions celui qui n'a rien approfondi.
Avec le recul, plus rien n'est bon, ni mauvais. L'historien qui se mêle de juger le passé fait du journalisme dans un autre siècle.
Dans deux cents ans (puisqu'il faut être précis !), les survivants des peuples trop chanceux seront parqués dans des réserves, et on ira les voir, les contempler avec dégoût, commisération ou stupeur, et aussi avec une admiration maligne.
Les singes vivant en groupe rejettent, paraît-il, ceux d'entre eux qui d'une façon ou d'une autre ont frayé avec des humains. Un tel détail, combien on regrette qu'un Swift ne l'ait pas connu !
Si l'humanité aime tant les sauveurs, forcenés qui croient sans vergogne en eux-mêmes, c'est parce qu'elle se figure que c'est en elle qu'ils croient.
La force de ce chef d'État est d'être chimérique et cynique. Un rêveur sans scrupules.
Les pires forfaits sont commis par enthousiasme, état morbide, responsable de presque tous les malheurs publics et privés.

L'avenir, allez-y voir, si cela vous chante. Je préfère m'en tenir à l'incroyable présent et à l'incroyable passé. Je vous laisse à vous le soin d'affronter l'In- croyable même.
-Vous êtes contre tout ce qu'on a fait depuis la dernière guerre, me disait cette dame à la page.
- Vous vous trompez de date. Je sui contre tout ce qu'on a fait depuis Adam.
Dans une métropole, comme dans un hameau, ce qu'on aime encore le mieux est d'assister à la chute d'un de ses semblables.
Lorsqu'on a commis la folie de confier un secret à quelqu'un, le seul moyen d'être sûr qu'il le gardera pour lui, est de le tuer sur le champ.
" Tout est rempli de dieux", disait Thalès, à l'aube de la philosophie; à l'autre bout, à ce crépuscule où nous sommes parvenus, nous pouvons proclamer, non seulement par besoin de symétrie, mais encore par respect de l'évidence, que " tout est vide de dieux ",
J'étais seul dans ce cimetière dominant le village, quand une femme enceinte y entra. J'en sortis aussitôt, pour n'avoir pas à regarder de près cette porteuse de cadavre, ni à ruminer sur le contraste entre un ventre agressif et des tombes effacées, entre une fausse promesse et la fin de toute promesse.
L'envie de prier n'a rien à voir avec la foi. Elle émane d'un accablement spécial, et durera autant que lui, quand bien même les dieux et leur souvenir disparaîtraient à jamais.
.Aucune parole ne peut espérer autre chose que sa propre défaite." (Grégoire Palamas.)
Une condamnation aussi radicale de toute littérature ne pouvait venir que d'un mystique, d'un professionnel de l'Inexprimable.
Dans l'Antiquité, on recourait volontiers, parmi les philosophes surtout, à l'asphyxie volontaire, on retenait son souffle jusqu'à ce que mort s'ensuive. Ce mode si élégant, et cependant si pratique, d'en finir, a disparu complète- ment, et il n'est pas du tout sûr qu'il puisse ressusciter un jour.
On l'a dit et redit: l'idée de des-tin, qui suppose changement, histoire, ne s'applique pas à un être immuable. Ainsi, on ne saurait parler du " destin" de Dieu.
Non sans doute, en théorie. En pratique, on ne fait que cela, singulièrement aux époques où les croyances se dissolvent, où la foi est branlante, où plus rien ne semble pouvoir braver le temps, où Dieu lui-même est entraîné dans la déliquescence générale.
Dès qu'on commence à vouloir, on tombe sous la juridiction du Démon.
Depuis des années, sans café, sans alcool, sans tabac ! Par bonheur, l'anxiété est là, qui remplace les excitants les plus forts.
L'aphorisme ? Du feu sans flamme. On comprend que personne ne veuille s'y réchauffer.
Je n'ai pas connu une seule sensation de plénitude, de bonheur véritable, sans penser que c'était le moment ou jamais de m'effacer pour toujours.
Chacun expie son premier instant.
" Je me fous de tout " -- Si ces paroles ont été prononcées ne serait-ce qu'une seule fois, froidement, en parfaite connaissance de ce qu'elles signifient, l'histoire est justifiée, et avec elle, nous tous.
L'appétit de tourment est pour certains ce qu'est l'appât du gain pour d'autres.
L'homme est parti du mauvais pied. La mésaventure au paradis en fut la première conséquence. Le reste devait suivre.
Je ne comprendrai jamais comment on peut vivre en sachant qu'on n'est pas -- pour le moins! -- éternel.

Quand, à la suite d'une série de questions sur le désir, le dégoût et la sérénité, on demande au Bouddha: " Quel est le but, le sens dernier du nirvâna ? " il ne répond pas. Il sourit. On a beaucoup épilogué sur ce sourire, au lieu d'y voir une réaction normale devant une question sans objet. C'est ce que nous faisons devant les pourquoi des enfants. Nous sourions, parce qu'aucune réponse n'est concevable, parce que la réponse serait encore plus dénuée de sens que la question. Les enfants n'admettent une limite à rien; ils veulent toujours regarder au-delà, voir ce qu'il y a après. Mais il n'y a pas d'après. Le nirvâna est une limite, la limite. Il est libération, impasse suprême...
L'existence, c'est certain, pouvait avoir quelque attrait avant l'avènement du bruit, mettons avant le néolithique.
A quand l'homme qui saura nous défaire de tous les hommes ?
L'être idéal ? Un ange dévasté par l'humour.
On a beau se dire qu'on ne devrait pas dépasser en longévité un mort-né, au lieu de décamper à la première occasion, on s'accroche, avec l'énergie d'un aliéné, à une journée de plus.
La lucidité n'extirpe pas le désir de vivre, tant s'en faut, elle rend seulement impropre à la vie.
Dieu: une maladie dont on se croit guéri parce que plus personne n'en meurt.
Règle d'or, laisser une image incomplète de soi.
Il n'est pas de position plus fausse que d'avoir compris et de rester encore en vie.
Vais-je pouvoir encore rester debout ? Vais-je m'écrouler.
L'homme dégage une odeur spéciale : de tous les animaux, lui seul sent le cadavre.