ANTONIN ARTAUD


Fragments d'un Journal d'Enfer

 

 

à André Gaillard

 

......Ni mon cri ni ma fièvre ne sont de moi. Cette désintégration de mes forces secondes, de ces éléments dissimulés de la pensée et de l'âme, concevez-vous seulement leur constance.

......Ce quelque chose qui est à mi-chemin entre la couleur de mon atmosphère typique et la pointe de ma réalité.

......Je n'ai pas tellement besoin d'aliment que d'une sorte d'élémentaire conscience. Ce noeud de la vie où l'émission de la pensée s'accroche. Un noeud d'asphyxie centrale.

......Simplement me poser sur une vérité claire, c'est-à-dire qui reste sur un seul tranchant.

......Ce problème de l'émaciation de mon moi ne se présente plus sous son angle uniquement douloureux. Je sens que des facteurs nouveaux interviennent dans la dénaturation de ma vie et que j'ai comme une conscience nouvelle de mon intime déperdition.

......Je vois dans le fait de jeter le dé et de me lancer dans l'affirmation d'une vérité pressentie, si aléatoire soit-elle, toute la raison de ma vie. Je demeure, durant des heures, sur l'impression d'une idée, d'un son. Mon émotion ne se développe pas dans le temps, ne se succède pas dans le temps. Les reflux de mon âme sont en accord parfait avec l'idéalité absolue de l'esprit.

......Me mettre en face de la métaphysique que je me suis faite en fonction de ce néant que je porte.

......Cette douleur plantée en moi comme un coin, au centre de ma réalité la plus pure, à cet emplacement de la sensibilité où les deux mondes du corps et de l'esprit se rejoignent, je me suis appris à m'en distraire par l'effet d'une fausse suggestion. L'espace de cette minute que dure l'illumination d'un mensonge, je me fabrique une pensée d'évasion, je me jette sur une fausse piste indiquée par mon sang. Je ferme les yeux de mon intelligence, et laissant parler en moi l'informulé, je me donne l'illusion d'un système dont les termes m'échapperaient. Mais de cette minute d'erreur il me reste le sentiment d'avoir ravi à l'inconnu quelque chose de réel. Je crois à des conjurations spontanées. Sur les routes où mon sang m'entraîne il ne se peut pas qu'un jour je ne découvre une vérité.

......La paralysie me gagne et m'empêche de plus en plus de me retourner sur moi-même. Je n'ai plus de point d'appui, plus de base... je me cherche je ne sais où. Ma pensée ne peut plus aller où mon émotion et les images qui se lèvent en moi la poussent. Je me sens châtré jusque dans mes moindres impulsions. Je finis par voir le jour à travers moi-même, à force de renonciations dans tous les sens de mon intelligence et de ma sensibilité. Il faut que l'on comprenne que c'est bien l'homme vivant qui est touché en moi et que cette paralysie qui m'étouffe est au centre de ma personnalité usuelle et non de mes sens d'homme prédestiné. Je suis définitivement à côté de la vie. Mon supplice est aussi subtil, aussi rafiné qu'il est âpre. Il me faut des efforts d'imagination insensés, décuplés par l'étreinte de cette étouffante asphyxie pour arriver à penser mon mal. Et si je m'obstine ainsi dans cette poursuite, dans ce besoin de fixer une fois pour toutes l'état de mon étouffement...

......Tu as bien tort de faire allusion à cette paralysie qui me menace. Elle me menace en effet et elle gagne de jour en jour. Elle existe déjà et comme une horrible réalité. Certes je fais encore (mais pour combien de temps ?) ce que je veux de mes membres, mais voilà longtemps que je ne commande plus à mon esprit, et que mon inconscient tout entier me commande avec des impulsions qui viennent du fond de mes rages nerveuses et du tourbillonnement de mon sang. Images pressées et rapides, et qui ne prononcent à mon esprit que des mots de colère et de haine aveugle, mais qui passent comme des coups de couteau ou des éclairs dans un ciel engorgé.

......Je suis stigmatisé par une mort pressante où la mort véritable est pour moi sans terreur.

......Ces formes terrifiantes qui s'avancent, je sens que le désespoir qu'elles m'apportent est vivant. Il se glisse à ce noeud de la vie après lequel les routes de l'éternité s'ouvrent. C'est vraiment la séparation à jamais. Elles glissent leur couteau à ce ventre où je me sens homme, elles coupent les attaches vitales qui me rejoignent au songe de ma lucide réalité.

......Formes d'un désespoir capital (vraiment vital), carrefour des séparations, carrefour de la sensation de ma chair, abandonné par mon corps, abandonné de tout sentiment possible dans l'homme. Je ne puis le comparer qu'à cet état dans lequel on se trouve au sein d'un délire dû à la fièvre, au cours d'une profonde maladie.

......C'est cette antinomie entre ma facilité profonde et mon extérieure difficulté qui crée le tourment dont je meurs.

......Le temps peut passer et les convulsions sociales du monde ravager les pensées des hommes, je suis sauf de toute pensée qui trempe dans les phénomènes. Qu'on me laisse à mes nuages éteints, à mon immortelle impuissance, à mes déraisonnables espoirs. Mais qu'on sache bien que je n'abdique aucune de mes erreurs. Si j'ai mal jugé, c'est la faute de ma chair, mais ces lumières que mon esprit laisse filtrer d'heure en heure, c'est ma chair dont le sang se recouvre d'éclairs.

......Il me parle de Narcissisme, je lui rétorque qu'il s'agit de ma vie. J'ai le culte non pas du moi mais de la chair, dans le sens sensible du mot chair. Toutes les choses ne me touchent qu'en tant qu'elles affectent ma chair, qu'elles coïncident avec elle, et à ce point même où elles l'ébranlent, pas au-delà. Rien ne me touche, ne m'intéresse que ce qui s'adresse directement à ma chair. Et à ce moment il me parle du Soi. Je lui rétorque que le Moi et le Soi sont deux termes distincts et à ne pas confondre, et sont très exactement les deux termes qui se balancent de l'équilibre de la chair.

......Je sens sous ma pensée le terrain qui s'effrite, et j'en suis amené à envisager les termes que j'emploie sans l'appui de leur sens intime, de leur substratum personnel. Et même mieux que cela, le point par où ce substratum semble se relier à ma vie me devient tout à coup étrangement sensible, et virtuel. J'ai l'idée d'un espace imprévu et fixé, là où en temps normal tout est mouvements, communication, interférences, trajet. Mais cet effritement qui atteint ma pensée dans ses bases, dans ses communications les plus urgentes avec l'intelligence et avec l'instinctivité de l'esprit, ne se passe pas dans le domaine d'un abstrait insensible où seules les parties hautes de l'intelligence participeraient. Plus que l'esprit qui demeure intact, hérissé de pointes, c'est le trajet nerveux de la pensée que cet effritement atteint et détourne. C'est dans les membres et le sang que cette absence et ce stationnement se font particulièrement sentir.

......Un grand froid, une atroce abstinence, les limbes d'un cauchemar d'os et de muscles, avec le sentiment des fonctions stomacales qui claquent comme un drapeau dans les phosphorescences de l'orage. Images larvaires qui se poussent comme avec le doigt et ne sont en relations avec aucune matière.

......Je suis homme par mes mains et mes pieds, mon ventre, mon coeur de viande, mon estomac dont les noeuds me rejoignent à la putréfaction de la vie.

......On me parle de mots, mais il ne s'agit pas de mots, il s'agit de la durée de l'esprit. Cette écorce de mots qui tombe, il ne faut pas s'imaginer que l'âme n'y soit pas impliquée. A côté de l'esprit il y a la vie, il y a l'être humain dans le cercle duquel cet esprit tourne, relié avec lui par une multitude de fils...

......Non, tous les arrachements corporels, toutes les diminutions de l'activité physique et cette gêne qu'il y a à se sentir dépendant dans son corps, et ce corps même chargé de marbre et couché sur un mauvais bois, n'égalent pas la peine qu'il y a à être privé de la science physique et du sens de son équilibre intérieur. Que l'âme fasse défaut à la langue ou la langue à l'esprit, et que cette rupture trace dans les plaines des sens comme un vaste sillon de désespoir et de sang, voilà la grande peine qui mine non l'écorce ou la charpente, mais l'ETOFFE du corps. Il y a à perdre cette étincelle errante et dont on sent qu'ELLE ETAIT un abîme qui gagne en soi toute l'étendue du monde possible, et le sentiment d'une inutilité telle qu'elle est comme le noeud de la mort. Cette inutilité est comme la couleur morale de cet abîme et de cette intense stupéfaction, et la couleur physique en est le goût d'un sang jaillissant par cascades à travers les ouvertures du cerveau.

......On a beau me dire que c'est moi ce coupe-gorge, je participe à la vie, je représente la fatalité qui m'élit et il ne se peut pas que toute la vie du monde me compte à un moment donné avec elle puisque par sa nature même elle menace le principe de la vie. Il y a quelque chose qui est au-dessus de toute activité humaine : c'est l'exemple de ce monotone crucifiement, de ce crucifiement où l'âme n'en finit plus de se perdre.

......La corde que je laisse percer de l'intelligence qui m'occupe et de l'inconscient qui m'alimente, découvre des fils de plus en plus subtils au sein de son tissu arborescent. Et c'est une vie nouvelle qui renaît, de plus en plus profonde, éloquente, enracinée.

......Jamais aucune précision ne pourra être donnée par cette âme qui s'étrangle, car le tourment qui la tue, la décharne fibre à fibre, se passe au-dessous de la pensée, au-dessous d'où peut atteindre la langue, puisque c'est la liaison même de ce qui la fait et la tient spirituellement agglomérée, qui se rompt au fur et à mesure que la vie l'appelle à la constance de la clarté. Pas de clarté jamais sur cette passion, sur cette sorte de martyre cyclique et fondamental. Et cependant elle vit mais d'une durée à éclipses où le fuyant se mêle perpétuellement à l'immobile, et le confus à cette langue perçante d'une clarté sans durée. Cette malédiction est d'un haut enseignement pour les profondeurs qu'elle occupe, mais le monde n'en entendra pas la leçon.

......L'émotion qu'entraîne l'éclosion d'une forme, l'adaptation de mes humeurs à la virtualité d'un discours sans durée m'est un état autrement précieux que l'assouvissement de mon activité. C'est la pierre de touche de certains mensonges spirituels.

......Cette sorte de pas en arrière que fait l'esprit en deçà de la conscience qui le fixe, pour aller chercher l'émotion de la vie. Cette émotion sise hors du point particulier où l'esprit la recherche, et qui émerge avec sa densité riche de formes et d'une fraîche coulée, cette émotion qui rend à l'esprit le son bouleversant de la matière, toute l'âme s'y coule et passe dans son feu ardent. Mais plus que le feu, ce qui ravit l'âme c'est la limpidité, la facilité, le naturel et la glaciale candeur de cette matière trop fraîche et qui souffle le chaud et le froid. Celui-là sait ce que l'apparition de cette matière signifie et de quel souterrain massacre son éclosion est le prix. Cette matière est l'étalon d'un néant qui s'ignore.

......Quand je me pense, ma pensée se cherche dans l'éther d'un nouvel espace. Je suis dans la lune comme d'autres sont à leur balcon. Je participe à la gravitation planétaire dans les failles de mon esprit.

......La vie va se faire, les événement se dérouler, les conflits spirituels se résoudre, et je n'y participerai pas. Je n'ai rien à attendre ni du côté physique ni du côté moral. Pour moi c'est la douleur perpétuelle et l'ombre, la nuit de l'âme, et je n'ai pas une voix pour crier. Dilapidez vos richesses loin de ce corps insensible à qui aucune sais ni spirituelle, ni sensuelle ne fait rien.

......JJ'ai choisi le domaine de la douleur et de l'ombre comme d'autres celui du rayonnement et de l'entassement de la matière.

........Je ne travaille pas dans l'étendue d'un domaine quelconque.

........Je travaille dans l'unique durée.